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MADAME DE MAINTENON

parmi les malheurs attachés à mon élévation, je compte surtout cette contrainte.

mademoiselle de lenclos.

Pour moi, je n’ai oublié ni mes premiers plaisirs ni mes anciens amis. Mais si vous êtes malheureuse, comme vous le dites, vous trompez bien toute la terre, qui vous envie.

madame de maintenon.

Je me suis trompée la première. Si lorsque nous soupions autrefois ensemble avec Villarceaux et Nautouillet, dans votre petite rue des Tournelles ; lorsque la médiocrité de notre fortune était à peine pour nous un sujet de réflexion, quelqu’un m’avait dit : Vous approcherez un jour du trône ; le plus puissant monarque du monde n’aura de confiance qu’en vous ; toutes les grâces passeront par vos mains ; vous serez regardée comme une souveraine ; si, dis-je, on m’avait fait de telles prédictions, j’aurais dit : Leur accomplissement doit faire mourir d’étonnement et de joie. Tout s’est accompli : j’ai éprouvé de la surprise dans les premiers moments ; j’ai espéré la joie, et ne l’ai point trouvée.

mademoiselle de lenclos.

Les philosophes pourront vous croire ; mais le public aura bien de la peine à se figurer que vous ne soyez pas contente ; et s’il pensait que vous ne l’êtes pas, il vous blâmerait.

madame de maintenon.

Il faut bien qu’il se trompe comme moi. Ce monde-ci est un vaste amphithéâtre où chacun est placé au hasard sur son gradin. On croit que la suprême félicité est dans les degrés d’en haut : quelle erreur !

mademoiselle de lenclos.

Je crois que cette erreur est nécessaire aux hommes ; ils ne se donneraient pas la peine de s’élever, s’ils ne pensaient que le bonheur est placé fort au-dessus d’eux. Nous connaissons toutes deux des plaisirs moins remplis d’illusions. Mais, de grâce, comment vous y êtes-vous prise pour être si malheureuse sur votre gradin ?

madame de maintenon.

Ah ! ma chère Ninon, depuis le temps que je ne vous ai plus appelée que mademoiselle de Lenclos, j’ai commencé à n’être plus si heureuse. Il faut que je sois prude ; c’est tout vous dire. Mon cœur est vide ; mon esprit est contraint : je joue le premier personnage de France ; mais ce n’est qu’un personnage. Je ne vis que d’une vie empruntée. Ah ! si vous saviez ce que c’est que le