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TIMON.

drez, me disait-il, que l’industrie donne à l’homme de nouveaux besoins. Ces besoins allument les passions, et les passions font commettre tous les crimes. L’abbé Suger gouvernait fort bien l’État dans les temps d’ignorance ; mais le cardinal de Richelieu, qui était théologien et poëte, fit couper plus de têtes qu’il ne fit de mauvaises pièces de théâtre. À peine eut-il établi l’Académie française que les Cinq-Mars, les de Thou, les Marillac, passèrent par la main du bourreau. Si Henri VIII n’avait pas étudié, il n’aurait pas envoyé deux de ses femmes sur l’échafaud, Charles IX n’ordonna les massacres de la Saint-Barthélémy que parce que son précepteur Amyot lui avait appris à faire des vers[1] ; et les catholiques ne massacrèrent en Irlande trois à quatre mille familles de protestants que parce qu’ils avaient appris à fond la Somme de saint Thomas.

— Vous pensez donc, lui dis-je, qu’Attila, Genseric, Odoacre, et leurs pareils, avaient étudié longtemps dans les universités ?

— Je n’en doute nullement, me dit-il, et je suis persuadé qu’ils ont écrit beaucoup en vers et en prose ; sans cela, auraient-ils détruit une partie du genre humain ? Ils lisaient assidûment les casuistes et la morale relâchée des jésuites, pour calmer les scrupules que la nature sauvage donne toute seule. Ce n’est qu’à force d’esprit et de culture qu’on peut devenir méchant. Vivent les sots pour être honnêtes gens ! » Il fortifia cette idée par beaucoup de raisons capables de faire remporter un prix dans une académie. Je le laissai dire. Nous partîmes pour aller souper à la campagne. Il maudissait en chemin la barbarie des arts, et je lisais Horace.

Au coin d’un bois, nous fûmes rencontrés par des voleurs, et dépouillés de tout impitoyablement. Je demandai à ces messieurs dans quelle université ils avaient étudié. Ils m’avouèrent qu’aucun d’eux n’avait jamais appris à lire.

Après avoir été ainsi volés par des ignorants, nous arrivâmes presque nus dans la maison où nous devions souper. Elle appartenait à un des plus savants hommes de l’Europe. Timon, suivant ses principes, devait s’attendre à être égorgé. Cependant il ne le fut point ; on nous habilla, on nous prêta de l’argent, on nous fit la plus grande chère ; et Timon, au sortir du repas, demanda une plume et de l’encre pour écrire contre ceux qui cultivent leur esprit.

FIN DE TIMON.
  1. Voyez tome XVIII, page 141.