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DU CARDINAL DE RICHELIEU.

tout d’un coup à cinquante-sept millions les revenus du roi, qu’il suppose n’aller d’ordinaire qu’à trente-cinq ; et il le suppose encore avec ignorance, car les tailles allaient seules d’ordinaire à trente-cinq millions ; les fermes, à onze, etc. C’est là qu’il se propose de rembourser les rentes établies par le cardinal, dont plusieurs étaient au denier vingt, qu’il appelle le denier cinq ; d’ôter aux trésoriers de France les deux tiers de leurs gages ; de faire payer la taille aux parlements, aux chambres des comptes, au grand conseil, à toutes les cours qu’il appelle souveraines, dans le temps même qu’il les met au rang des paysans, N’était-il pas bienséant au cardinal de Richelieu de proposer cette extravagance pour avilir un corps dont il avait l’honneur d’être membre par sa qualité de pair de France : dignité dont il faisait autant de cas que de celle de cardinal ?

XXI. À l’égard de la guerre on a déjà remarqué[1] qu’il ne parle point de celle dans laquelle on était engagé. Mais dans ses réflexions vagues, générales, et chimériques, il recommande de taxer tous les fiefs des gentilshommes, pour enrôler et soudoyer la noblesse ; il veut que tout gentilhomme soit forcé de servir à l’âge de vingt ans ; qu’on ne prenne les roturiers, dans la cavalerie, qu’à l’âge de vingt-cinq ; que les vivres ne soient confiés qu’à gens de qualité ; qu’on lève cent hommes quand on veut en avoir cinquante, et cela apparemment pour qu’il en coûte le double en engagements et en habits. Quel projet pour un ministre ! En vérité l’idée d’enrôler la noblesse de France, et de faire payer la taille au parlement, peut-elle partir d’une autre tête que de celle d’un de ces faiseurs de projets qui dans leur oisiveté se mettent à gouverner l’Europe ? Dans le même chapitre neuvième, il traite de la marine ; il parle doctement des grands périls de la navigation d’Espagne en Italie, et d’Italie en Espagne, lesquels n’existent pas plus que ceux de Charybde et de Scylla : il prétend que « la seule Provence a beaucoup plus de ports grands et assurés que l’Espagne et l’Italie tout ensemble » ; hyperbole qui ferait soupçonner que le livre serait d’un Provençal qui ne connaîtrait que Toulon et Marseille, plutôt que d’un homme d’État qui connaissait l’Europe.

Voilà une partie des chimères qu’un politique clandestin a mises sous le nom d’un grand ministre, avec cent fois moins de discrétion que l’abbé de Saint-Pierre n’en a montré, quand il a voulu attribuer une partie de ses idées politiques au duc de Bourgogne.

  1. Paragraphe VII, page 446.