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FABLE.

Cela est passé en proverbe. Combien cependant ces proverbes sont-ils au-dessous de ces maximes d’un sens profond qu’on trouve en foule dans le même auteur !

Des enfants de Japet toujours une moitié[1]
            Fournira des armes à l’autre.

                 Plutôt souffrir que mourir[2] ;
                 C’est la devise des hommes.

            Il n’est pour voir que l’œil du maître[3].
Quant à moi j’y mettrais encor l’œil de l’amant.

Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous[4].

Je ne connais guère de livre plus rempli de ces traits qui sont faits pour le peuple, et de ceux qui conviennent aux esprits les plus délicats : aussi je crois que de tous les auteurs La Fontaine est celui dont la lecture est d’un usage plus universel. Il n’y a que les gens un peu au fait de l’histoire, et dont l’esprit est très-formé, qui lisent avec fruit nos grands tragiques, ou la Henriade. Il faut avoir déjà une teinture de belles-lettres pour se plaire à l’Art poétique ; mais La Fontaine est pour tous les esprits et pour tous les âges.

Il est le premier, en France, qui ait mis les fables d’Ésope en vers. J’ignore si Ésope eut la gloire de l’invention ; mais La Fontaine a certainement celle de l’art de conter. C’est la seconde ; et ceux qui l’ont suivi n’en ont pas acquis une troisième : car non-seulement la plupart des fables de Lamotte-Houdard sont prises, ou de Pilpay, ou du Dictionnaire d’Herbelot, ou de quelques voyageurs, ou d’autres livres, mais encore toutes sont écrites en général d’un style un peu forcé. Il avait beaucoup d’esprit ; mais ce n’est pas assez pour réussir dans un art : aussi tous ses ouvrages en tous les genres ne s’élèvent guère, communément, au-dessus du médiocre. Il y a dans la foule quelques beautés et des traits fort ingénieux ; mais presque jamais on n’y remarque cette chaleur et cette éloquence qui caractérisent l’homme d’un vrai génie ; encore moins ce beau naturel qui plaît tant dans La Fontaine. Je sais que tous les journaux, tous les Mercures, les feuilles hebdomadaires qu’on faisait alors, ont retenti de ses louanges ; mais il y a longtemps qu’on doit se défier de tous ces éloges. On sait assez tous les petits artifices des hommes pour acquérir un peu

  1. Livre II, fable vi.
  2. Livre I, fable xvi.
  3. Livre IV, fable xxi.
  4. Livre I, fable vii.