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ARMÉE.

Et, sous leurs boucliers tout hérissés de dards,
Ils atteignaient déjà le sommet des remparts.

Malgré la sécheresse de ces vers, on voit aisément la richesse du fond du sujet ; mais le pinceau de M. de Lamotte n’est point moelleux et n’a nulle force. Il règne dans tout ce qu’il fait un ton froid, didactique, qui devient insupportable à la longue. Au lieu d’imiter les belles peintures d’Homère et l’harmonie de ses vers, il s’amuse à considérer que Nestor, dans la chaleur du combat, pourrait n’être pas entendu ; et il croit avoir de l’esprit en disant :


Le bruit ne laissait pas distinguer ses discours.


Le pis de tout cela est qu’il n’y a pas un mot dans Homère, ni de Nestor haranguant, ni de plusieurs qui tombent mourants, et qui s’estiment heureux de servir d’échelle à leurs compagnons, ni d’effort pour effort et de menace pour menace : tout cela est de M. de Lamotte.

Ses vers sont bas et prosaïques ; ils jettent même un ridicule sur l’action. Car c’est un portrait comique que celui d’un homme qui parle et qu’on n’entend point. Il faut avouer que Lamotte a gâté tous les tableaux d’Homère. Il avait beaucoup d’esprit ; mais il s’était corrompu le goût par une très-mauvaise philosophie qui lui persuadait que l’harmonie, la peinture, et le choix des mots, étaient inutiles à la poésie ; que pourvu que l’on cousît ensemble quelques traits communs de morale, on était au-dessus des plus grands poëtes. La véritable philosophie aurait dû lui apprendre, au contraire, que chaque art a sa nature propre, et qu’il ne fallait point traduire Homère avec sécheresse, comme il serait permis de traduire Épictète.

Lamotte avait donné d’abord de très-grandes espérances par les premières odes qu’il composa ; mais bientôt après il tomba dans le mauvais goût, et il devint un des plus mauvais auteurs. Il crut avoir corrigé Homère[1]. Cet excès d’orgueil lui ayant mal réussi, il écrivit contre la poésie. Il fut sur le point de corrompre le goût de son siècle, car il avait eu l’adresse de se faire un parti considérable, et de se faire louer dans tous les journaux ; mais sa cabale est tombée avec lui. Le temps fait justice, et met toutes les choses à leur place.

  1. Voyez, tome VIII, le chapitre ii de l’Essai sur la Poésie épique.