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ARMÉE.

fallait-il quitter notre chère patrie, la fertile Crète, et suivre un roi malheureux au travers de tant de mers, pour fonder une ville qui sera mise en cendres comme Troie ! » On voyait de dessus les murailles nouvellement bâties, dans la vaste campagne, briller au soleil les casques, les cuirasses, et les boucliers des ennemis. Les yeux en étaient éblouis. On voyait aussi les piques hérissées qui couvraient la terre, comme elle est couverte par une abondante moisson que Cérès prépare dans les campagnes d’Enna en Sicile, pendant les chaleurs de l’été, pour récompenser le laboureur de toutes ses peines. Déjà on remarquait les chariots armés de faux tranchantes ; on distinguait facilement chaque peuple venu à cette guerre. » (Livre X.)

Je suis bien plus ému ici par Fénelon que par Corneille. Ce n’est pas que les vers ne soient, à mérite égal, incomparablement au-dessus de la prose ; mais ici la description a un fond plus touchant que celle de Corneille ; et il faut bien considérer qu’un acteur, dans une pièce de théâtre, ne doit presque jamais s’exprimer comme un auteur qui parle à l’imagination du lecteur. Il faut sentir combien Corneille et Fénelon avaient chacun un but différent.

Pour prouver incontestablement la supériorité de la poésie sur la prose dans le même genre de beautés, considérons ce même objet d’une armée en bataille, dans le huitième chant de la Henriade (65-176) :


Près des bords de l’Iton et des rives de l’Eure
Est un champ fortuné, l’amour de la nature :
La guerre avait longtemps respecté les trésors
Dont Flore et les Zéphyrs embellissaient ces bords.
Au milieu des horreurs des discordes civiles
Les bergers de ces lieux coulaient des jours tranquilles ;
Protégés par le ciel et par leur pauvreté,
Ils semblaient des soldats braver l’avidité.
Et sous leurs toits de chaume, à l’abri des alarmes,
N’entendaient point le bruit des tambours et des armes.
Les deux camps ennemis arrivent en ces lieux :
La désolation partout marche avant eux.
De l’Eure et de l’Iton les ondes s’alarmèrent ;
Les bergers pleins d’effroi, dans les bois se cachèrent ;
Et leurs tristes moitiés, compagnes de leurs pas,
Emportent leurs enfants gémissants dans leurs bras.
    Habitants malheureux de ces bords pleins de charmes,
Du moins à votre roi n’imputez point vos larmes ;
S’il cherche les combats, c’est pour donner la paix :