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ARMÉE.

Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris.
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent.
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres au signal de nos vaisseaux répondent,
Ils paraissent armés : les Maures se confondent ;
L’épouvante les prend ; à demi descendus,
Avant que de combattre ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang
Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient ;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient.
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous[1] de pied ferme ils tirent[2] leurs alfanges,
De notre sang au leur font d’horribles mélanges[3] ;
Et la terre et le fleuve, et leur flotte et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.

Je crois que tout le monde tombera d’accord qu’il y a plus d’âme et de pathétique dans la description d’une armée prête à attaquer que fait l’illustre Fénelon au dixième livre des Aventures de Télémaque. Ce n’est point une description circonstanciée : elle est vague ; elle ne spécifie rien ; elle tient plus de la déclamation que de cet air de vérité qui a un si grand mérite ; mais il a l’art de parler au cœur jusque dans l’appareil de la guerre.

« Pendant qu’ils raisonnaient ainsi, on entendit tout à coup un bruit confus de chariots, de chevaux hennissants, d’hommes qui poussaient des hurlements épouvantables, et de trompettes qui remplissaient l’air d’un son belliqueux. On s’écrie : « Voilà les ennemis qui ont fait un grand détour pour éviter les passages gardés ; les voilà qui viennent assiéger Salente. » Les vieillards et les femmes paraissaient consternés. « Hélas ! disaient-ils,

  1. Prosaïque. (Note de Voltaire.)
  2. Le texte de ce vers et celui du suivant se lisent ici tels qu’ils sont dans l’édition de 1682, donnée pur Th. Corneille, des Œuvres de P. Corneille. Mais dans l’édition in-folio il y a :


    Contre nous de pied ferme ils tirent leurs épées ;
    Des plus braves soldats les trames sont coupées.

  3. Ce pluriel est vicieux. (Note de Voltaire.)