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PANÉGYRIQUE

de tant de chrétiens gémissants l’appelaient de l’Orient, la voix du souverain pontife l’excitait de l’Occident ; le dirai-je enfin ? la voix de Dieu parlait à son cœur. Il avait fait vœu d’aller délivrer ses frères opprimés. Il ne pensait pas que la crainte d’un mauvais succès pût délier ses serments. Il n’avait jamais manqué de parole aux hommes : pouvait-il en manquer à Dieu, pour lequel il allait combattre ?

Quand son zèle eut déployé l’étendard du Dieu des armées, sa sagesse oublia-t-elle une seule des précautions humaines qui peuvent préparer la victoire ? Les Paul-Émile, les Scipion, les Condé, et les héros de nos jours, ont-ils pris des mesures plus justes ?

Ce port d’Aigues-Mortes, devenu aujourd’hui une place inutile, vit partir la flotte la plus nombreuse et la mieux pourvue qui ait jamais vogué sur les mers. Cette flotte est chargée des mêmes héros qui avaient combattu sous lui à Taillebourg ; et le même capitaine qui avait vaincu les Anglais pouvait se flatter de vaincre les Sarrasins.

Assez d’autres, sans moi, l’ont peint s’élançant de son vaisseau dans la mer, et victorieux en abordant au rivage. Assez d’autres l’ont représenté affrontant ces traits de flamme, dont le secret, transmis des Grecs aux Sarrasins, était ignoré des chrétiens occidentaux. Il remporte deux victoires : il prend Damiette : il s’avance à la Massoure. Le voilà prêt à subjuguer cette contrée, que son climat, son fleuve, ses anciens rois, ses conquérants, ont rendue si célèbre. Encore une victoire, et le vulgaire l’égale aux plus fameux héros. Mais, messieurs, il n’a pas besoin de cette victoire pour les égaler à vos yeux ; vous ne jugez pas les hommes par les événements. Quand saint Louis a eu des guerriers à combattre, il a été vainqueur ; il n’est vaincu que par les saisons, par les maladies, par la mort de ses soldats, qu’un air étranger dévore, et par sa propre langueur. Il n’est point pris les armes à la main : il ne l’eût pas été s’il eût pu combattre.

Dois-je, messieurs, me laisser entraîner à l’usage de représenter ceux qui eurent ce grand homme dans leurs fers comme des barbares sans vertu et sans humanité ? Ils en avaient, sans doute : ils étaient des ennemis dignes de lui, puisqu’ils respectèrent sa vie, qu’ils pouvaient lui ôter ; puisque leurs médecins le guérirent dans sa prison du mal contre lequel il n’avait pu trouver de remède dans son camp ; puisque enfin, comme cet illustre captif l’atteste lui-même dans sa lettre à la reine sa mère, le sultan lui proposa la paix, dès qu’il l’eut en son pouvoir.