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DE SAINT LOUIS.

culiers, il négociait avec les princes. Ne pensons pas qu’en effet il y ait une morale pour les citoyens, et une autre pour les souverains, et que le prétexte du bien de l’État justifie l’ambition du monarque.

La sagesse des hommes, si souvent inique, et si souvent trompée dans ses iniquités, semble permettre qu’on profite de sa puissance et de la faiblesse d’autrui ; qu’on s’agrandisse sur les ruines d’un voisin qui ne peut se défendre ; qu’on le force, par des traités, à se dépouiller ; et qu’on puisse ainsi devenir usurpateur par des titres qui semblent légitimes. Où est l’avantage, là est la gloire, a dit un souverain réputé plus sage selon les hommes que selon Dieu. Où est la justice, là est l’avantage, disait saint Louis. Il connaît les devoirs du roi, il connaît ceux du chrétien. Homme ferme, il assure à sa famille la Normandie, le Maine et l’Anjou ; homme juste, il laisse la Guienne aux descendants d’Éléonore de Guienne, qui, après tout, en étaient les héritiers naturels.

Tels sont les exemples d’équité que saint Louis donne à tous les monarques, et que renouvelle aujourd’hui le plus aimé[1], le plus modéré de ses descendants, destiné à montrer comme lui à la terre que la grande politique est d’être vertueux. L’un prévient la guerre en faisant le partage des provinces ; l’autre, au milieu des victoires, cède les provinces qu’il a conquises, et qu’il peut conserver. Quand on traite ainsi, on est sûr d’être l’arbitre des couronnes. Aussi l’Europe vit ses peuples et ses rois, les suprêmes pontifes et les empereurs, remettre à saint Louis leurs différends. Cet honneur que l’ancienne Rome s’arrogeait à force d’injustices, à force d’artifices et de victoires, il l’obtint par la vertu.

Tant de sagesse ne peut être destituée de vigueur : le vertueux, quand il est faible, n’est jamais grand. Vous savez, messieurs, avec quelle force il sut contenir dans ses bornes la puissance qu’il respectait le plus. Vous savez comment il sut distinguer deux limites si unies et si différentes. Vous admirez comment le plus religieux des hommes, le plus pénétré d’une piété scrupuleuse, accorde les devoirs du fils aîné de l’Église et du défenseur d’une couronne, qui, pour être la plus fidèle, n’en est pas moins indépendante ; applaudi de toutes les nations, révéré dans ses États des ecclésiastiques qu’il réforme, et à Rome du pontife auquel il résiste.

Quiconque étudie sa vie le voit toujours grand et sage avec ses voisins, ses vassaux, et ses peuples.

  1. Louis XV, que, depuis 1744, on appelait le Bien-aimé, voyez la note, page 268.