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ANECDOTES


curiosité ; il alla enfin en France. Si son fils avait vouIu se révolter, s’il y avait eu en effet un parti formé en sa faveur, c’était là le temps de se déclarer ; mais, au lieu de rester en Russie et de s’y faire des créatures, il alla voyager de son côté, ayant eu bien de la peine à rassembler quelques milliers de ducats, qu’il avait secrètement empruntés. Il se jeta entre les bras de l’empereur Charles VI, beau-frère de sa défunte femme. On le garda quelque temps très-incognito à Vienne ; de là on le fit passer à Naples, où il resta près d’un an sans que ni le czar, ni personne en Russie sût le lieu de sa retraite.

Pendant que le fils était ainsi caché, le père était à Paris, où il fut reçu avec les mêmes respects qu’ailleurs, mais avec une galanterie qu’il ne pouvait trouver qu’en France. S’il allait voir une manufacture, et qu’un ouvrage attirât plus ses regards qu’un autre, on lui en faisait présent le lendemain. Il alla dîner à Petitbourg, chez M. le duc d’Antin, et la première chose qu’il vit fut son portrait en grand avec le même habit qu’il portait. Quand il alla voir la Monnaie royale des médailles, on en frappa devant lui de toute espèce, et on les lui présentait ; enfin on en frappa une qu’on laissa exprès tomber à ses pieds, et qu’on lui laissa ramasser. Il s’y vit gravé d’une manière parfaite, avec ces mots : Pierre le Grand. Le revers était une Renommée, et la légende Vires acquirit cundo : allégorie aussi juste que flatteuse pour un prince qui augmentait en effet son mérite par ses voyages.

En voyant le tombeau du cardinal de Richelieu et la statue de ce ministre, ouvrage digne de celui qu’il représente, le czar laissa paraître un de ces transports, et dit une de ces choses qui ne peuvent partir que de ceux qui sont nés pour être de grands hommes. Il monta sur le tombeau, embrassa la statue : « Grand ministre, dit-il, que n’es-tu né de mon temps ! je te donnerais la moitié de mon empire pour m’apprendre à gouverner l’autre. » Un homme qui avait moins d’enthousiasme que le czar, s’étant fait expliquer ces paroles prononcées en langue russe, répondit : « S’il avait donné cette moitié, il n’aurait pas longtemps gardé l’autre.»

Le czar, après avoir ainsi parcouru la France, où tout dispose les mœurs à la douceur et à l’indulgence, retourna dans sa patrie, et y reprit sa sévérité. Il avait enfin engagé son fils à revenir de Naples à Pétersbourg : ce jeune prince fut de là conduit à Moscou devant le czar son père, qui commença par le priver de la succession au trône, et lui fit signer un acte solennel de renonciation à la fin du mois de janvier 1718 ; et, en considé-