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MORTS DANS LA GUERRE DE 1741.

empereur infortuné, idolâtre de son époux, son unique consolation, son seul espoir dans une terre étrangère, quand on lui dit : Vous ne reverrez jamais l’époux pour qui seul vous aimiez la vie[1] !

Une mère vole, sans s’arrêter, en Flandre, dans les transes cruelles où la jette la blessure de son jeune fils[2]. Déjà, dans la bataille de Raucoux, elle avait vu son corps percé et déchiré d’un de ces coups affreux qui ne laissent plus qu’une vie languissante ; cette fois elle est encore trop heureuse : elle rend grâce au ciel de voir ce fils privé d’un bras, lorsqu’elle tremblait de le trouver au tombeau.

Ne suivons ici ni l’ordre des temps ni celui de nos exploits et de nos pertes. Le sentiment n’a point de règles. Je me transporte à ces campagnes voisines d’Augsbourg, où le père de ce jeune guerrier dont je parle sauvait les restes de notre armée, et les dérobait à la poursuite d’un ennemi que le nombre et la trahison rendaient si supérieur. Mais, dans cette manœuvre habile, nous perdons ce dernier rejeton de la maison de Rupelmonde, cet officier si instruit et si aimable, qui avait fait l’étude la plus approfondie de la guerre, et qui réunissait l’intrépidité de l’âme, la solidité et les grâces de l’esprit, à la douceur et à la facilité du commerce : il laisse dans les larmes une épouse et une mère digne d’un tel fils[3] ; il ne leur reste plus de consolation sur la terre.

Maintenant, esprits dédaigneux et frivoles, qui prodiguez une plaisanterie si insultante et si déplacée sur tout ce qui attendrit les âmes nobles et sensibles ; vous qui, dans les événements frappants dont dépend la destinée des royaumes, ne cherchez à vous signaler que par ces traits que vous appelez bons mots, et qui par là prétendez une espèce de supériorité dans le monde ; osez ici exercer ce misérable talent d’une imagination faible et barbare ; ou plutôt, s’il vous reste quelque humanité, mêlez vos sentiments à tant de regrets et quelques pleurs à tant de larmes. Mais êtes-vous dignes de pleurer ?

Que surtout ceux qui ont été les compagnons de tant de dangers, et les témoins de tant de pertes, ne prennent pas dans l’oisiveté voluptueuse de nos villes, dans la légèreté du commerce,

  1. Le comte de Bavière. (Note de Voltaire.)
  2. Le marquis de Ségur, depuis ministre de la guerre. (Id.)
  3. Yves-Marie de Recourt, comte de Rupelmonde, tué le 15 avril 1745, à Pfaffenhofen ; fils de cette même dame de Rupelmonde à qui Voltaire, en 1722, avait adressé le Pour et le Contre, et qui est morte en 1752. Marie-Chrétienne-Christine de Gramont, comtesse de Rupelmonde, sa bru, se fit carmélite en 1751. (Cl.)