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MORTS DANS LA GUERRE DE 1741.

vie pour son pays ; là on marche parce qu’on est payé ; ici on vole à la mort pour être regardé de son souverain, et l’honneur a toujours fait de plus grandes choses que l’intérêt.

Souvent, en parlant de tant de travaux et de tant de belles actions, nous nous dispensons de la reconnaissance en disant que l’ambition a tout fait. C’est la logique des ingrats. Qui nous sert veut s’élever, je l’avoue ; oui, on est excité en tout genre par cette noble ambition, sans laquelle il ne serait point de grands hommes. Si on n’avait pas devant les yeux des objets qui redoublent l’amour du devoir, serait-on bien récompensé par ce public si ardent quelquefois, et si précipité dans ses éloges, mais toujours plus prompt dans ses censures, passant de l’enthousiasme à la tiédeur, et de la tiédeur à l’oubli ?

Sybarites tranquilles dans le sein de nos cités florissantes, occupés des raffinements de la mollesse, devenus insensibles à tout, et au plaisir même, pour avoir tout épuisé ; fatigués de ces spectacles journaliers dont le moindre eût été une fête pour nos pères, et de ces repas continuels, plus délicats que les festins des rois ; au milieu de tant de voluptés si accumulées et si peu senties, de tant d’arts, de tant de chefs-d’œuvre si perfectionnés et si peu considérés, enivrés et assoupis dans la sécurité et dans le dédain, nous apprenons la nouvelle d’une bataille ; on se réveille de sa douce léthargie pour demander avec empressement des détails dont on parle au hasard, pour censurer le général, pour diminuer la perte des ennemis, pour enfler la nôtre. Cependant cinq ou six cents familles du royaume sont, ou dans les larmes, ou dans la crainte : elles gémissent, retirées dans l’intérieur de leurs maisons, et redemandent au ciel des frères, des époux, des enfants. Les paisibles habitants de Paris se rendent le soir aux spectacles, où l’habitude les entraîne plus que le goût ; et si, dans les repas qui succèdent aux spectacles, on parle un moment des morts qu’on a connus, c’est quelquefois avec indifférence, ou en rappelant leurs défauts, quand on ne devrait se souvenir que de leur perte ; ou même en exerçant contre eux ce facile et malheureux talent d’une raillerie maligne, comme s’ils vivaient encore.

Mais quand nous apprenons que, dans le cours de nos succès, un revers, tel qu’en ont éprouvé dans tous les temps les plus grands capitaines, a suspendu le progrès de nos armes, alors tout est désespéré ; alors on affecte de craindre, quoiqu’on ne craigne rien en effet. Nos reproches amers persécutent jusque dans le tombeau le général dont les jours ont été tranchés dans une ac-