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ANECDOTES SUR LOUIS XIV.

vous avez trouvé mon conte fort insipide, et vous avez eu raison ; mais je me suis aperçu qu’il y avait un trait qui regarde de loin M. Le Grand, et qui aurait pu l’embarrasser ; j’ai mieux aimé le supprimer que de hasarder de lui déplaire : à présent qu’il est sorti, voici mon conte » ; il l’acheva, et on rit. On voit par ces petits traits combien il est faux qu’il ait jamais laissé échapper ce discours dur et révoltant dont on l’accuse : Qu’importe lequel de mes valets qui me serve ? C’était, dit-on, pour mortifier M. de La Rochefoucauld. Louis XIV était incapable d’une telle indécence. Je m’en suis informé à tous ceux qui approchaient de sa personne ; ils m’ont tous dit que c’était un conte impertinent ; cependant il est répété et cru d’un bout de la France à l’autre. Les petites calomnies font fortune comme les grandes. Comment des paroles si odieuses pourraient-elles se concilier avec ce qu’il dit au même duc de La Rochefoucauld, qui était embarrassé de dettes : Que ne parlez-vous à vos amis ? mot qui lui-même valait beaucoup, et qui fut accompagné d’un don de cinquante mille écus. Quand il reçut un légat qui vint lui faire des excuses au nom du pape, et un doge de Gênes qui vint lui demander pardon, il ne songea qu’à leur plaire. Ses ministres agissaient un peu plus durement. Aussi le doge Lescaro, qui était un homme d’esprit, disait : « Le roi nous ôte la liberté en captivant nos cœurs, mais ses ministres nous la rendent. »

Lorsqu’en 1686 il donna à son fils le grand dauphin le commandement de son armée, il lui dit ces propres mots : « En vous envoyant commander mon armée, je vous donne les occasions de faire connaître votre mérite : c’est ainsi qu’on apprend à régner ; il ne faut pas, quand je viendrai à mourir, qu’on s’aperçoive que le roi est mort. » Il s’exprimait presque toujours avec cette noblesse. Rien ne fait plus d’impression sur les hommes, et on ne doit pas s’étonner que ceux qui l’approchaient eussent pour lui une espèce d’idolâtrie.

Il est certain qu’il était passionné pour la gloire, et même encore plus que pour la réalité de ses conquêtes. Dans l’acquisition de l’Alsace et de la moitié de la Flandre, de toute la Franche-Comté, ce qu’il aimait le mieux était le nom qu’il se faisait.

En effet pendant plus de cinquante ans, il n’y eut en Europe aucune tête couronnée que ses ennemis mêmes osassent seulement mettre avec lui en comparaison. L’empereur Léopold, qu’il secourut quelquefois et humilia toujours, n’était pas un prince qui pût disputer rien au roi de France. Il n’y eut de son temps