Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
DISCOURS DE M. DE VOLTAIRE

parla le premier avec une pureté toujours élégante ; c’est Pétrarque qui, après le Dante, donna à la langue italienne cette aménité et cette grâce qu’elle a toujours conservées ; c’est à Lope de Véga que l’espagnol doit sa noblesse et sa pompe ; c’est Shakespeare qui, tout barbare qu’il était, mit dans l’anglais cette force et cette énergie qu’on n’a jamais pu augmenter depuis sans l’outrer, et par conséquent sans l’affaiblir. D’où vient ce grand effet de la poésie, de former et fixer enfin le génie des peuples et de leurs langues ? La cause en est bien sensible : les premiers bons vers, ceux même qui n’en ont que l’apparence, s’impriment dans la mémoire à l’aide de l’harmonie. Leurs tours naturels et hardis deviennent familiers ; les hommes, qui sont tous nés imitateurs, prennent insensiblement la manière de s’exprimer, et même de penser, des premiers dont l’imagination a subjugué celle des autres. Me désavouerez-vous donc, messieurs, quand je dirai que le vrai mérite et la réputation de notre langue ont commencé à l’auteur du Cid et de Cinna ?

Montaigne, avant lui, était le seul livre qui attirât l’attention du petit nombre d’étrangers qui pouvaient savoir le français ; mais le style de Montaigne n’est ni pur, ni correct, ni précis, ni noble. Il est énergique et familier ; il exprime naïvement de grandes choses. C’est cette naïveté qui plaît ; on aime le caractère de l’auteur ; on se plaît à se retrouver dans ce qu’il dit de lui-même, à converser, à changer de discours et d’opinion avec lui. J’entends souvent regretter le langage de Montaigne ; c’est son imagination qu’il faut regretter : elle était forte et hardie ; mais sa langue était bien loin de l’être.

Marot, qui avait forgé le langage de Montaigne, n’a presque jamais été connu hors de sa patrie : il a été goûté parmi nous pour quelques contes naïfs, pour quelques épigrammes licencieuses, dont le succès est presque toujours dans le sujet ; mais c’est par ce petit mérite même que la langue fut longtemps avilie : on écrivit dans ce style les tragédies, les poëmes, l’histoire, les livres de morale. Le judicieux Despréaux a dit[1] : « Imitez de

    de ce mérite, plus elle est harmonieuse. Voyez les vers italiens, la pénultième est toujours longue :

    Capitâno, mâno, sêno, christo, acquisto.

    Chaque langue a donc son génie, que des hommes supérieurs sentent les premiers, et font sentir aux autres. Ils font éclore ce génie caché de la langue. (Note de Voltaire.)

  1. Art poétique, I, 90.