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DISCOURS DE M. DE VOLTAIRE

Pourquoi ces nations n’ont-elles aucun grand poëte de l’antiquité en prose, et pourquoi n’en avons-nous encore eu aucun en vers ? Je vais tâcher d’en démêler la raison.

La difficulté surmontée, dans quelque genre que ce puisse être, fait une grande partie du mérite. Point de grandes choses sans de grandes peines : et il n’y a point de nation au monde chez laquelle il soit plus difficile que chez la nôtre de rendre une véritable vie à la poésie ancienne. Les premiers poètes formèrent le génie de leur langue ; les Grecs et les Latins employèrent d’abord la poésie à peindre les objets sensibles de toute la nature. Homère exprime tout ce qui frappe les yeux : les Français, qui n’ont guère commencé à perfectionner la grande poésie qu’au théâtre, n’ont pu et n’ont dû exprimer alors que ce qui peut toucher l’âme. Nous nous sommes interdit nous-mêmes insensiblement presque tous les objets que d’autres nations ont osé peindre. Il n’est rien que le Dante n’exprimât, à l’exemple des anciens : il accoutuma les Italiens à tout dire ; mais nous, comment pourrions-nous aujourd’hui imiter l’auteur des Géorgiques, qui nomme sans détour tous les instruments de l’agriculture ? À peine les connaissons-nous, et notre mollesse orgueilleuse, dans le sein du repos et du luxe de nos villes, attache malheureusement une idée basse à ces travaux champêtres, et au détail de ces arts utiles, que les maîtres et les législateurs de la terre cultivaient de leurs mains victorieuses. Si nos bons poëtes avaient su exprimer heureusement les petites choses, notre langue ajouterait aujourd’hui ce mérite, qui est très-grand, à l’avantage d’être devenue la première langue du monde pour les charmes de la conversation, et pour l’expression du sentiment. Le langage du cœur et le style du théâtre ont entièrement prévalu : ils ont embelli la langue française ; mais ils en ont resserré les agréments dans des bornes un peu trop étroites.

Et quand je dis ici, messieurs, que ce sont les grands poëtes qui ont déterminé le génie des langues[1], je n’avance rien qui ne

  1. On n’a pu, dans un discours d’appareil, entrer dans les raisons de cette difficulté attachée à notre poésie ; elle vient du génie de la langue : car quoique M. de Lamotte, et beaucoup d’autres après lui, aient dit en pleine Académie que les langues n’ont point de génie, il parait démontré que chacune a le sien bien marqué.

    Ce génie est l’aptitude à rendre heureusement certaines idées, et l’impossibilité d’en exprimer d’autres avec succès. Ces secours et ces obstacles naissent : 1° de la désinence des termes ; 2° des verbes auxiliaires et des participes ; 3° du nombre plus ou moins grand des rimes ; 4° de la longueur et de la brièveté des mots ; 5° des cas plus ou moins variés ; 6° des articles et pronoms ; 7° des élisions ;