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CONSEILS À M. RACINE.

Ce que M.  Racine veut faire approuver de cette épître sert même à la faire condamner. Est-il possible qu’on puisse y goûter « des bruyantes armées d’esprits subtils, qui, pygmées ingénieux, se haussent burlesquement contre le ciel sur des montagnes d’arguments entassés[1] » ? N’est-ce pas là réunir à la fois le guindé du P. Lemoine et le bas comique ? N’est-ce pas un double monstre ? Certes, vouloir accréditer ce style, pire mille fois que le style précieux qu’on a tant condamné, ce serait ruiner entièrement le peu de bon goût qui reste en France.

M.  Racine a fait imprimer aussi sa réponse, en vers, à Rousseau ; il est à souhaiter que M.  Racine travaille cette épître aussi bien que son poëme, qu’il la varie davantage, qu’il lui ôte ce ton déclamateur qui est l’opposé de ce genre d’écrire, qu’il y sème plus de ces vers aisés qu’on retient par cœur et qui deviennent proverbes. Je lui demande encore un peu plus de politesse. On peut, on doit réfuter Bayle, et je souhaite que ceux qui s’en mêlent soient assez dialecticiens pour l’entreprendre ; mais, s’il faut combattre ses erreurs, il ne faut pas l’appeler cœur cruel, homme affreux[2]. Les injures atroces n’ont jamais fait de tort qu’à ceux qui les ont dites. Qui se met ainsi en colère a trop l’air de n’avoir pas raison. « Tu prends ton tonnerre au lieu de répondre, dit Ménippe à Jupiter ; tu as donc tort ? » Mais, si Jupiter a tort, combien sommes-nous condamnables lorsque nous insultons ainsi ! la mémoire d’un philosophe qui, après tout, a rendu tant de services à la littérature, et dont les ouvrages sont le fondement des bibliothèques chez toutes les nations de l’Europe !

Je finirai par prier M.  Racine, pour l’intérêt de sa gloire, de ne point tant invectiver contre les auteurs ses confrères. Cette indécence n’est plus d’usage ; les honnêtes gens la réprouvent. Il faut imiter la plupart des physiciens de toutes les académies, qui rapportent toujours avec éloge les opinions de ceux même

  1. Rousseau, Épître à L. Racine, 85-87.
  2. Dans son Épître à Rousseau, vers 133, Racine en effet apostrophe Bayle en ces termes :

    Cœur cruel ! homme affreux !

    Dans la même pièce il avait dit, vers 71-72 :

    A-t-on vu dans leurs vers ces sublimes génies
    Faire aux dépens de Dieu rire leurs Uranies ?

    Et pour qu’on sût bien que c’était contre l'Épître à Uranie (voyez, tome IX, page 358, la pièce intitulée le Pour et le Contre), Racine ajoutait en note : « Épître très-impie d’un auteur inconnu. » (B.)