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DES INSTITUTIONS PHYSIQUES.

nous nous sommes fait l’idée d’un évêque de mer, l’essence de cet être imaginaire est un poisson qui a une espèce de mitre sur la tête.

Mais si nous voulons connaître l’essence de la matière en général, c’est-à-dire ce que c’est que la matière, nous y sommes un peu plus embarrassés qu’à un triangle : car nous avons bien pu voir tout ce qui constitue un triangle quelconque, mais nous ne pouvons jamais connaître ce qui constitue une matière quelconque ; et voilà en quoi il paraît que l’inventeur Leibnitz et le commentateur Wolf se sont engagés dans un labyrinthe de subtilités dont Locke s’est tiré avec une très-grande circonspection. Je ne sais si on peut admettre cette règle du célèbre professeur Wolf : « Que les déterminations primordiales d’un être font son essence ; que, par exemple, deux côtés et un angle, qui font les déterminations primordiales, sont l’essence d’un triangle » ; car deux côtés et un angle sont aussi les premières déterminations d’un carré, d’un trapèze. Il faudrait, à mon avis, pour que cette règle fût vraie, que deux côtés et un angle étant donnés, il ne pût en résulter qu’un triangle ; l’essence est, ce me semble, non pas seulement ce qui sert à déterminer une chose, mais ce qui la détermine différemment de toute autre chose[1].

Ce que les philosophes disent encore des attributs, et surtout des attributs de la matière, ne paraît pas entraîner une pleine conviction. Ils disent qu’il ne peut y avoir de propriétés dans un sujet que celles qui dérivent de son essence ; mais on ne voit pas comment la propriété d’être bleu ou rouge est contenue dans l’essence d’un triangle ou d’un carré.

Il faut qu’un attribut ne répugne pas à l’essence d’une chose ; mais il ne semble pas nécessaire qu’il en dérive. Par exemple, pour qu’un animal puisse avoir du sentiment, il suffit que le sentiment ne répugne pas à la matière organisée ; mais il ne faut pas que le sentiment soit un attribut nécessaire de la matière organisée : car alors un arbre, un champignon, auraient du sentiment.

L’illustre auteur favorise assez Leibnitz pour faire l’apologie

  1. Ce passage de Wolf n’est pas clair : s’il parle de l’essence du triangle en général, les réflexions de M.  de Voltaire sont justes ; mais s’il parle de l’essence d’un triangle particulier donné, qu’on sait déjà être une figure déterminée, ce qu’il dit est exact. Cependant il faut observer que trois côtés, deux angles et un côté, un angle, un côté et la surface, etc., déterminent également un triangle : ainsi toute détermination qui distingue la chose de toute autre serait également son essence. (K.)