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SOMMAIRES DES PIÈCES DE MOLIÈRE.

verbale de jouer le Tartuffe. La première représentation en fut donc faite, à Paris, le 5 août 1667. Le lendemain, on allait la rejouer ; l’assemblée était la plus nombreuse qu’on eût jamais vue ; il y avait des dames de la première distinction aux troisièmes loges ; les acteurs allaient commencer, lorsqu’il arriva un ordre du premier président du parlement, portant défense de jouer la pièce.

C’est à cette occasion qu’on prétend[1] que Molière dit à l’assemblée : « Messieurs, nous allions vous donner le Tartuffe ; mais monsieur le premier président ne veut pas qu’on le joue. »

Pendant qu’on supprimait cet ouvrage, qui était l’éloge de la vertu et la satire de la seule hypocrisie, on permit qu’on jouât sur le théâtre italien Scaramouche ermite, pièce très-froide, si elle n’eût été licencieuse, dans laquelle un ermite vêtu en moine monte la nuit par une échelle à la fenêtre d’une femme mariée, et y reparaît de temps en temps en disant : Questo è per mortificar la carne. On sait sur cela le mot du grand Condé[2] : « Les comédiens italiens n’ont offensé que Dieu, mais les français ont offensé les dévots. » Au bout de quelque temps, Molière fut délivré de la persécution ; il obtint un ordre du roi par écrit de représenter le Tartuffe. Les comédiens ses camarades voulurent que Molière eût toute sa vie deux parts dans le gain de la troupe[3], toutes les fois qu’on jouerait cette pièce ; elle fut représentée trois mois de suite, et durera autant qu’il y aura en France du goût et des hypocrites.

Aujourd’hui, bien des gens regardent comme une leçon de morale cette même pièce qu’on trouvait autrefois si scandaleuse. On peut hardiment avancer que les discours de Cléante, dans lesquels la vertu vraie et éclairée est opposée à la dévotion imbécile d’Orgon, sont, à quelques expressions près, le plus fort et le plus élégant sermon que nous ayons en notre langue ; et c’est peut-être ce qui révolta davantage ceux qui parlaient moins bien dans la chaire que Molière au théâtre.

  1. Remarquez que Voltaire n’assure rien sur ce fait, qu’Auger, dans son édition de Molière, tome IV, page 194, estime n’être « ni vrai, ni vraisemblable ». (B.)

    — Cet alinéa n’était point dans l’édition de 1739 ; il a été inséré dans la deuxième, en 1764.

  2. En 1739, Voltaire rappelait ainsi le mot sans le citer ; ce qui suit entre guillemets a été ajouté en 1764.
  3. Défalcation faite d’une somme variable employée aux frais, Molière, avant le Tartuffe et depuis, touchait régulièrement sur les recettes de ses pièces, outre deux parts d’acteur pour lui et sa femme, deux autres parts en qualité d’auteur.