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SOTTISE DES DEUX PARTS.

râmes dans le monde avec honneur, nous passâmes trois ou quatre cents ans à déchiffrer quelques pages du Stagyrite, à les adorer et à les condamner. Les uns ont dit que sans lui nous manquerions d’articles de foi, les autres qu’il était athée. Un Espagnol a prouvé qu’Aristote était un saint, et qu’il fallait fêter sa fête. Un concile en France a fait brûler ses divins écrits. Des colléges, des universités, des ordres entiers de religieux, se sont anathématisés réciproquement au sujet de quelques passages de ce grand homme, que ni eux, ni les juges qui interposèrent leur autorité, ni l’auteur, n’entendirent jamais. Il y eut beaucoup de coups de poing donnés en Allemagne pour ces braves querelles, mais enfin il n’y eut pas beaucoup de sang de répandu. C’est dommage pour la gloire d’Aristote qu’on n’ait pas fait la guerre civile, et donné quelques batailles rangées en faveur des quiddités, et de l’universel de la part de la chose. Nos pères se sont égorgés pour des questions qu’ils ne comprenaient pas davantage.

Il est vrai qu’un fou fort célèbre, nommé Occam, surnommé le docteur invincible, chef de ceux qui tenaient pour l’universel de la part de la pensée, demanda à l’empereur Louis de Bavière qu’il défendît sa plume par son épée impériale, contre Scot, autre fou écossais, surnommé le docteur subtil, qui bataillait pour l’universel de la part de la chose. Heureusement l’épée de Louis de Bavière resta dans son fourreau. Qui croirait que ces disputes ont duré jusqu’à nos jours, et que le parlement de Paris, en 1624, a donné un bel arrêt en faveur d’Aristote ?

Vers le temps du brave Occam et de l’intrépide Scot, il s’éleva une querelle bien plus sérieuse, dans laquelle les révérends pères cordeliers entraînèrent tout le monde chrétien : c’était pour savoir si leur potage leur appartenait en propre, ou s’ils n’en étaient que simples usufruitiers. La forme du capuchon et la largeur de la manche furent encore les sujets de cette guerre sacrée[1]. Le pape Jean XXII, qui voulut s’en mêler, trouva à qui parler. Les cordeliers quittèrent son parti pour celui de Louis de Bavière, qui alors tira son épée.

Il y eut d’ailleurs trois ou quatre cordeliers de brûlés comme hérétiques. Cela est un peu fort ; mais après tout, cette affaire n’ayant pas ébranlé de trônes et ruiné des provinces, on peut la mettre au rang des sottises paisibles.

Il y en a toujours eu de cette espèce. La plupart sont tombées dans le plus profond oubli ; et de quatre ou cinq cents sectes qui

  1. Voyez tome XIII, page 393.