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REMARQUES SUR LES PENSÉES

lui est utile, par cette considération qu’il ne peut tout connaître.

Non possis oculo quantum contendere Lynceus,
Non tamen idcirco contemnas lippus inungi[1].

Nous connaissons beaucoup de vérités ; nous avons trouvé beaucoup d’inventions utiles. Consolons-nous de ne pas savoir les rapports qui peuvent être entre une araignée et l’anneau de Saturne, et continuons à examiner ce qui est à notre portée.

 LIV. (LV). Si la foudre tombait sur les lieux bas, les poëtes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature manqueraient de preuves.

Une comparaison n’est preuve ni en poésie ni en prose : elle sert en poésie d’embellissement, et en prose elle sert à éclaircir et à rendre les choses plus sensibles. Les poëtes qui ont comparé les malheurs des grands à la foudre qui frappe les montagnes feraient des comparaisons contraires, si le contraire arrivait.

 LV. (LVI). C’est cette composition d’esprit et de corps qui a fait que presque tous les philosophes ont confondu les idées des choses, et attribué aux corps ce qui n’appartient qu’aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu’aux corps[2].

Si nous savions ce que c’est qu’esprit, nous pourrions nous plaindre de ce que les philosophes lui ont attribué ce qui ne lui appartient pas ; mais nous ne connaissons ni l’esprit ni le corps ; nous n’avons aucune idée de l’un, et nous n’avons que des idées très imparfaites de l’autre : donc nous ne pouvons savoir quelles sont leurs limites.

 LVI. (LVII). Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté géométrique et beauté médicinale : cependant on ne le dit point ; et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie[3], et quel est l’objet de la médecine[4], mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie ; on ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter ; et, à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres : siècle d’or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. ; et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s’imaginera une femme vêtue sur ce modèle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaînes de laiton[5].
  1. Horace, livre I, épître Ire, 28-29.
  2. Texte exact : De là vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement, et des spirituelles corporellement.
  3. et qu’il consiste en preuves.
  4. et qu’il consiste en la guérison.
  5. Texte exact : Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie demoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers.