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REMARQUES SUR LES PENSÉES

d’un homme n’est ni d’être enchaîné ni d’être égorgé ; mais tous les hommes sont faits comme les animaux, les plantes ; pour croître, pour vivre un certain temps, pour produire leurs semblables et pour mourir. On peut, dans une satire, montrer l’homme tant qu’on voudra du mauvais côté ; mais pour peu qu’on se serve de sa raison, on avouera que de tous les animaux l’homme est le plus parfait, le plus heureux, et celui qui vit le plus longtemps ; car ce qu’on dit des cerfs et des corbeaux n’est qu’une fable. Au lieu donc de nous étonner et de nous plaindre du malheur et de la brièveté de la vie, nous devons nous étonner et nous féliciter de notre bonheur et de sa durée. À ne raisonner qu’en philosophe, j’ose dire qu’il y a bien de l’orgueil et de la témérité à prétendre que par notre nature nous devons être mieux que nous ne sommes.

 XXIX. Car enfin, si l’homme n’avait jamais été corrompu, il jouirait de la vérité et de la félicité avec assurance, etc. : tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombés.

Il est sûr, par la foi et par notre révélation si au-dessus des lumières des hommes, que nous sommes tombés ; mais rien n’est moins manifeste par la raison, car je voudrais bien savoir si Dieu ne pouvait pas, sans déroger à sa justice, créer l’homme tel qu’il est aujourd’hui ; et ne l’a-t-il pas même créé pour devenir ce qu’il est ? L’état présent de l’homme n’est-il pas un bienfait du Créateur ? Qui vous a dit que Dieu vous en devait davantage ? qui vous a dit que votre être exigeait plus de connaissances et plus de bonheur ? qui vous a dit qu’il en comporte davantage ? Vous vous étonnez que Dieu ait fait l’homme si borné, si ignorant, si peu heureux ; que ne vous étonnez-vous qu’il ne l’ait pas fait plus borné, plus ignorant, plus malheureux ? Vous vous plaignez d’une vie si courte et si infortunée ; remerciez Dieu de ce qu’elle n’est pas plus courte et plus malheureuse. Quoi donc ! selon vous, pour raisonner conséquemment, il faudrait que tous les hommes accusassent la Providence, hors les métaphysiciens qui raisonnent sur le péché originel !

 XXX.[1] Le péché originel est une folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel.
  1. Les nos XXIX et XXX ont été ajoutés en 1739 : voici ce qui, dans l’édition de 1734, formait le n° XXX. Texte de Pascal. « Les défauts de Montaigne sont