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DE M.  PASCAL.

présents. Si les hommes étaient assez malheureux pour ne s’occuper jamais que du présent, on ne sèmerait point, on ne bâtirait point, on ne planterait point, on ne pourvoirait à rien, on manquerait de tout au milieu de cette fausse jouissance.

Un esprit comme M.  Pascal pouvait-il donner dans un lieu commun aussi faux que celui-là ? La nature a établi que chaque homme jouirait du présent en se nourrissant, en faisant des enfants, en écoutant des sons agréables, en occupant sa faculté de penser et de sentir, et qu’en sortant de ces états, souvent au milieu de ces états même, il penserait au lendemain, sans quoi il périrait de misère aujourd’hui. Il n’y a que les enfants et les imbéciles qui ne pensent qu’au présent. Faudra-t-il leur ressembler ?


XXIII. Mais quand j’y ai regardé de plus près, j’ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos et de demeurer avec eux-mêmes vient d’une cause bien effective, c’est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne nous peut consoler lorsque rien ne nous empêche d’y penser, et que nous ne voyons que nous[1].


Ce mot ne voir que nous ne forme aucun sens. Qu’est-ce qu’un homme qui n’agirait point, et qui est supposé se contempler ? Non-seulement je dis que cet homme serait un imbécile inutile à la société ; mais je dis que cet homme ne peut exister : car cet homme, que contemplerait-il ? son corps, ses pieds, ses mains, ses cinq sens ? ou il serait un idiot, ou bien il ferait usage de tout cela. Resterait-il à contempler sa faculté de penser ? Mais il ne peut contempler cette faculté qu’en l’exerçant. Ou il ne pensera à rien, ou bien il pensera aux idées qui lui sont déjà venues, ou il en composera de nouvelles ; or il ne peut avoir d’idées que du dehors. Le voilà donc nécessairement occupé ou de ses sens ou de ses idées ; le voilà donc hors de soi ou imbécile. Encore une fois il est impossible à la nature humaine de rester dans cet engourdissement imaginaire ; il est absurde de le penser, il est insensé d’y prétendre. L’homme est né pour l’action, comme le feu tend en haut et la pierre en bas. N’être point occupé et n’exister pas est la même chose pour l’homme. Toute la différence consiste dans les occupations douces ou tumultueuses, dange-

  1. Ces derniers mots que Voltaire va critiquer ne se trouvent pas dans le manuscrit de Pascal, qui a écrit seulement : Rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de bien près.