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DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE I.

matière fine et déliée, et qui frappe nos yeux. Les couleurs sont les sensations que Dieu excite en nous, selon les divers mouvements qui portent cette matière à nos organes. Jusque-là Descartes a eu raison : il fallait, ou qu’il s’en tînt là, ou qu’en allant plus loin l’expérience fût son guide. Mais il était possédé de l’envie d’établir un système. Cette passion fit dans ce grand homme ce que font les passions dans tous les hommes : elles les entraînent au delà de leurs principes.

Il avait posé pour premier fondement de sa philosophie qu’il ne fallait rien croire sans évidence : et cependant, au mépris de sa propre règle, il imagine trois éléments formés des cubes prétendus qu’il suppose avoir été faits par le Créateur, et s’être brisés en tournant sur eux-mêmes, lorsqu’ils sortirent des mains de Dieu. Ces trois éléments imaginaires sont, comme on sait :

La partie la plus épaisse de ces cubes, et c’est cet élément grossier dont se formèrent, selon lui, les corps solides des planètes, les mers, l’air même ;

La poussière impalpable, que le brisement de ces dés avait produite, et qui remplit à l’infini les interstices de l’univers infini dans lequel il ne suppose aucun vide ;

Les milieux de ces prétendus dés brisés, atténués également de tous côtés, et enfin arrondis en boules, dont il lui plaît de faire la lumière, et qu’il répand gratuitement dans l’univers.

Plus ce système était ingénieusement imaginé, plus vous sentez qu’il était indigne d’un philosophe ; et puisque rien de tout cela n’est prouvé, autant valait adopter le froid et le chaud, le sec et l’humide. Erreur pour erreur, qu’importe laquelle domine ?

Selon Descartes, la lumière ne vient point à nos yeux du soleil ; mais c’est une matière globuleuse répandue partout, que le soleil pousse, et qui presse nos yeux comme un bâton poussé par un bout presse à l’instant à l’autre bout. Il était tellement persuadé de ce système que, dans sa dix-septième lettre du troisième tome, il dit et répète positivement : J’avoue que je ne sais rien en philosophie, si la lumière du soleil n’est pas transmise à nos yeux en un instant.

En effet, il faut avouer que, tout grand génie qu’il était, il savait encore peu de chose en vraie philosophie : il lui manquait l’expérience du siècle qui l’a suivi. Ce siècle est autant supérieur à Descartes, que Descartes l’était à l’antiquité.

1° Si la lumière était un fluide toujours répandu dans l’air, nous verrions clair la nuit, puisque le soleil, sous l’hémisphère, pousserait toujours ce fluide de la lumière en tout sens, et que