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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE V.

nécessaires à toute société, il est encore très-sûr que ces sociétés ne subsisteraient pas. Voilà pourquoi, de Siam jusqu’au Mexique, la vérité, la reconnaissance, l’amitié, etc., sont en honneur.

J’ai toujours été étonné que le sage Locke, dans le commencement de son Traité de l’Entendement humain, en réfutant si bien les idées innées, ait prétendu qu’il n’y a aucune notion du bien et du mal qui soit commune à tous les hommes. Je crois qu’il est tombé là dans une erreur. Il se fonde sur des relations de voyageurs, qui disent que dans certains pays la coutume est de manger les enfants, et de manger aussi les mères, quand elles ne peuvent plus enfanter[1] ; que dans d’autres on honore du nom de saints certains enthousiastes qui se servent d’ânesses au lieu de femmes ; mais un homme comme le sage Locke ne devait-il pas tenir ces voyageurs pour suspects ? Rien n’est si commun parmi eux que de mal voir, de mal rapporter ce qu’on a vu, de prendre surtout dans une nation, dont on ignore la langue, l’abus d’une loi pour la loi même, et enfin de juger des mœurs de tout un peuple par un fait particulier, dont on ignore encore les circonstances.

Qu’un Persan passe à Lisbonne, à Madrid, ou à Goa, le jour d’un auto-da-fé ; il croira, non sans apparence de raison, que les chrétiens sacrifient des hommes à Dieu ; qu’il lise les almanachs qu’on débite dans toute l’Europe au petit peuple, il pensera que nous croyons tous aux effets de la lune ; et cependant nous en rions, loin d’y croire. Ainsi tout voyageur qui me dira, par exemple, que des sauvages mangent leur père et leur mère par pitié me permettra de lui répondre qu’en premier lieu le fait est fort douteux ; secondement, si cela est vrai, loin de détruire l’idée du respect qu’on doit à ses parents, c’est probablement une façon barbare de marquer sa tendresse, un abus horrible de la loi naturelle : car apparemment qu’on ne tue son père et sa mère par devoir que pour les délivrer, ou des incommodités de la vieillesse, ou des fureurs de l’ennemi ; et si alors on lui donne un tombeau dans le sein filial, au lieu de le laisser manger par des vainqueurs, cette coutume, tout effroyable qu’elle est à l’imagination, vient pourtant nécessairement de la bonté du cœur. La religion naturelle n’est autre chose que cette loi qu’on connaît

  1. L’édition originale de la Métaphysique de Newton, Amsterdam, 1740, portait engendrer ; et les auteurs de la Bibliothèque française, tome XXXII, page 130, dirent à ce sujet : « L’Académie a décidé que ce mot d’engendrer ne se dit proprement que du mâle. Cette décision n’est pas sans appel, puisque voici M. de Voltaire qui fait engendrer la femelle. » (B.)