Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
414
PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IV.

que Dieu ne nous a pas fait, ou n’a pas pu nous faire ce présent ? Et s’il l’a pu, et si nous sentons en nous ce pouvoir, comment assurer que nous ne l’avons pas ?

J’ai souvent entendu traiter de chimère cette liberté d’indifférence : on dit que se déterminer sans raison ne serait que le partage des insensés ; mais on ne songe pas que les insensés sont des malades qui n’ont aucune liberté. Ils sont déterminés nécessairement par le vice de leurs organes ; ils ne sont point les maîtres d’eux-mêmes, ils ne choisissent rien. Celui-là est libre qui se détermine soi-même. Or pourquoi ne nous déterminerons-nous pas nous-mêmes par notre seule volonté dans les choses indifférentes ?

Nous possédons la liberté que j’appelle de spontanéité dans tous les autres cas, c’est-à-dire que, lorsque nous avons des motifs, notre volonté se détermine par eux, et ces motifs sont toujours le dernier résultat de l’entendement ou de l’instinct : ainsi, quand mon entendement se représente qu’il vaut mieux pour moi obéir à la loi que la violer, j’obéis à la loi avec une liberté spontanée, je fais volontairement ce que le dernier dictamen de mon entendement m’oblige de faire.

On ne sent jamais mieux cette espèce de liberté que quand notre volonté combat nos désirs. J’ai une passion violente, mais mon entendement conclut que je dois résister à cette passion ; il me représente un plus grand bien dans la victoire que dans l’asservissement à mon goût. Ce dernier motif l’emporte sur l’autre, et je combats mon désir par ma volonté ; j’obéis nécessairement, mais de bon gré, à cet ordre de ma raison ; je fais, non ce que je désire, mais ce que je veux, et en ce cas je suis libre de toute la liberté dont une telle circonstance peut me laisser susceptible.

Enfin je ne suis libre en aucun sens, quand ma passion est trop forte et mon entendement trop faible, ou quand mes organes sont dérangés ; et malheureusement c’est le cas où se trouvent très-souvent les hommes : ainsi il me paraît que la liberté spontanée est à l’âme ce que la santé est au corps ; quelques personnes l’ont tout entière et durable ; plusieurs la perdent souvent, d’autres sont malades toute leur vie ; je vois que toutes les autres facultés de l’homme sont sujettes aux mêmes inégalités. La vue, l’ouïe, le goût, la force, le don de penser, sont tantôt plus forts, tantôt plus faibles ; notre liberté est comme tout le reste, limitée, variable, en un mot très-peu de chose, parce que l’homme est très-peu de chose.