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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE I.

que j’ai une âme intelligente, parce que vous apercevez de l’ordre dans mes paroles et dans mes actions ; jugez donc, en voyant l’ordre de ce monde, qu’il y a une âme souverainement intelligente.

S’il est prouvé qu’il existe un Être éternel, infini, tout-puissant, il n’est pas prouvé de même que cet Être soit infiniment bienfaisant dans le sens que nous donnons à ce terme.

C’est là le grand refuge de l’athée : Si j’admets un Dieu, dit-il, ce Dieu doit être la bonté même : qui m’a donné l’être me doit le bien-être ; or je ne vois dans le genre humain que désordre et calamité ; la nécessité d’une matière éternelle me répugne moins qu’un Créateur qui traite si mal ses créatures. On ne peut satisfaire, continue-t-il, à mes justes plaintes et à mes doutes cruels en me disant qu’un premier homme, composé d’un corps et d’une âme, irrita le Créateur, et que le genre humain en porte la peine : car premièrement, si nos corps viennent de ce premier homme, nos âmes n’en viennent point, et quand même elles en pourraient venir, la punition du père dans tous les enfants paraît la plus horrible de toutes les injustices ; secondement, il semble évident que les Américains et les peuples de l’ancien monde, les Nègres et les Lapons, ne sont point descendus du premier homme. La constitution intérieure des organes des Nègres en est une démonstration palpable ; nulle raison ne peut donc apaiser les murmures qui s’élèvent dans mon cœur contre les maux dont ce globe est inondé. Je suis donc forcé de rejeter l’idée d’un Être suprême, d’un Créateur que je concevrais infiniment bon, et qui aurait fait des maux infinis, et j’aime mieux admettre la nécessité de la matière, et des générations, et des vicissitudes éternelles, qu’un Dieu qui aurait fait librement des malheureux.

On répond à cet athée : Le mot de bon, de bien-être, est équivoque. Ce qui est mauvais par rapport à vous est bon dans l’arrangement général. L’idée d’un Être infini, tout-puissant, tout intelligent et présent partout, ne révolte point votre raison : nierez-vous un Dieu, parce que vous aurez eu un accès de fièvre ? Il vous devait le bien-être, dites-vous ; quelle raison avez-vous de penser ainsi ? Pourquoi vous devait-il ce bien-être ? Quel traité avait-il fait avec vous ? Il ne vous manque donc que d’être toujours heureux dans la vie pour reconnaître un Dieu ? Vous, qui ne pouvez être parfait en rien, pourquoi prétendriez-vous être parfaitement heureux ? Mais je suppose que, dans un bonheur continu de cent années, vous ayez un mal de tête : ce moment de peine vous fera-t-il nier un Créateur ? Il n’y a pas d’apparence.