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AVERTISSEMENT.

Trois philosophes partageaient alors en Europe l’honneur d’y avoir rappelé les lumières, Descartes, Newton et Leibnitz ; et ceux qui n’avaient point approfondi les sciences plaçaient Malebranche presque sur la même ligne.

Descartes fut un très-grand géomètre. L’idée, si heureuse et si vaste, d’appliquer aux questions géométriques l’analyse générale des quantités, changea la face des mathématiques ; et cette gloire, il ne la partagea avec aucun des géomètres de son temps, qui cependant fut très-fécond en hommes doués d’un grand génie pour les mathématiques, tels que Cavalleri, Pascal, Fermat, et Wallis.

Quand même Descartes devrait à Snellius la connaissance de la loi fondamentale de la dioptrique, ce qui n’est rien moins que prouvé, cette découverte était restée absolument stérile entre les mains de Snellius ; et Descartes en tira la théorie des lunettes : on lui doit celle des miroirs et des verres, dont les surfaces seraient formées par des arcs de sections coniques. Il découvrit, indépendamment de Galilée, les lois générales du mouvement, et les développa mieux que lui ; il se trompa sur celles du choc des corps, mais il a imaginé le premier de les chercher, et il a montré quels principes on devait employer dans cette recherche. On lui doit surtout d’avoir banni de la physique tout ce qui ne pouvait se ramener à des causes mécaniques ou calculables, et de la philosophie l’usage de l’autorité.

Newton a l’honneur, unique jusqu’ici, d’avoir découvert une des lois générales de la nature ; et, quoique les recherches de Galilée sur le mouvement uniformément accéléré, celles de Huygens sur les forces centrales dans le cercle, et surtout la théorie des développées, qui permettait de considérer les éléments des courbes comme des arcs de cercle, lui eussent ouvert le chemin, cette découverte doit mettre sa gloire au-dessus de celle des philosophes ou des géomètres qui même auraient eu un génie égal au sien. Kepler n’avait trouvé que les lois du mouvement et des corps célestes ; et Newton trouva la loi générale de la nature dont ces règles dépendent. La découverte du calcul différentiel le place au premier rang des géomètres de son siècle ; et ses découvertes sur la lumière, à la tête de ceux qui ont cherché dans l’expérience le moyen de connaître les lois des phénomènes.

Leibnitz a disputé à Newton la gloire d’avoir trouvé le calcul différentiel ; et, en examinant les pièces de ce grand procès, on ne peut sans injustice refuser à Leibnitz au moins une égalité tout entière. Observons que ces deux grands hommes se contenteront de l’égalité, se rendirent justice, et que la dispute qui s’éleva entre eux fut l’ouvrage du zèle de leurs disciples. Le calcul des quantités exponentielles, la méthode de différencier sous le signe, plusieurs autres découvertes trouvées dans les lettres de Leibnitz, et auxquelles il semblait attacher peu d’importance, prouvent que, comme géomètre, il ne cédait pas en génie à Newton lui-même. Les idées sur la géométrie des situations, ses essais sur le jeu du solitaire, sont les premiers traits d’une science nouvelle qui peut être très-utile, mais qui n’a fait encore que peu de progrès, quoique de savants géomètres s’en soient occupés. Il fit peu en physique, quoiqu’il sût tous les faits connus de son temps, et même toutes les opinions des physiciens, parce qu’il ne songea point à faire des expériences nouvelles. Il est le premier qui ait imaginé une théorie générale de la terre, formée d’après les faits observés, et non d’après des dogmes de théologie ; et cet essai est fort supérieur à tout ce que l’on a fait depuis en ce genre.