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OBSERVATIONS SUR LE COMMERCE,

établir une banque et une compagnie des Indes. C’était l’émétique à des malades ; nous en prîmes trop, et nous eûmes des convulsions. Mais enfin, des débris de son système il nous resta une compagnie des Indes avec cinquante millions de fonds. Qu’eût-ce été si nous n’avions pris de la drogue que la dose qu’il fallait ? Le corps de l’État serait, je crois, le plus robuste et le plus puissant de l’univers.

Il régnait encore un préjugé si grossier parmi nous, quand la présente compagnie des Indes fut établie, que la Sorbonne déclara usuraire le dividende des actions. C’est ainsi qu’on accusa de sortilége, en 1470, les imprimeurs allemands qui vinrent exercer leur profession en France[1].

Nous autres Français, il le faut avouer, nous sommes venus bien tard en tout genre ; nos premiers pas dans les arts ont été de nous opposer à l’introduction des vérités qui nous venaient d’ailleurs ; nous avons soutenu des thèses contre la circulation du sang démontrée en Angleterre[2], contre le mouvement de la terre prouvé en Allemagne[3] ; on a proscrit par arrêt jusqu’à des remèdes salutaires[4]. Annoncer des vérités, proposer quelque chose d’utile aux hommes, c’est une recette sûre pour être persécuté. Jean Lass, cet Écossais à qui nous devons notre compagnie des Indes et l’intelligence du commerce, a été chassé de France et est mort dans la misère à Venise ; et cependant, nous qui avions à peine trois cents gros vaisseaux marchands quand il proposa son système, nous en avons aujourd’hui[5] dix-huit cents. Nous les lui devons, et nous sommes loin de la reconnaissance.

Les principes du commerce sont à présent connus de tout le monde ; nous commençons à avoir de bons livres sur cette matière. L’Essai sur le commerce[6] de M. Melon est l’ouvrage d’un homme d’esprit, d’un citoyen, d’un philosophe ; il se sent de l’esprit du siècle, et je ne crois pas que du temps même de M. Colbert il y eût en France deux hommes capables de composer un tel livre. Cependant il y a bien des erreurs dans ce bon ouvrage : tant le chemin vers la vérité est difficile ! Il est bon de relever les

  1. Voyez tomes XII, pages 121, 248 ; XV, page 480.
  2. Par Harvey, en 1619 ; voyez tome XXI, page 336.
  3. Par Copernic ; voyez tomes XII, page 249 ; XIII, 44.
  4. L’émétique ; voyez, tome IX, une des notes du chant III de la Pucelle.
  5. Ceci était écrit en 1738. (Note de Voltaire.) — Cette note a été ajoutée en 1756.
  6. L’Essai politique sur le commerce parut en 1734, sous la date de 1735 ; une nouvelle édition est de 1736 ; Melon, secrétaire du régent, est mort le 24 janvier 1738. Il en a été question au tome XVIII, page 7. Voyez aussi, dans le tome t. X, sa Lettre, à la suite du Mondain.