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À M***[1]
(1727)

Je tombai hier par hasard sur un mauvais livre d’un nommé Dennis[2] : car il y a aussi de méchants écrivains parmi les Anglais. Cet auteur, dans une petite relation d’un séjour de quinze jours qu’il a fait en France, s’avise de vouloir faire le caractère de la nation qu’il a eu si bien le temps de connaître. Je vais, dit-il, vous faire un portrait juste et naturel des Français ; et, pour commencer, je vous dirai que je les hais mortellement. Ils m’ont, à la vérité, très-bien reçu, et m’ont accablé de civilités ; mais tout cela est pur orgueil : ce n’est pas pour nous faire plaisir qu’ils nous reçoivent si bien, c’est pour se plaire à eux-mêmes ; c’est une nation bien ridicule ! etc.

N’allez pas vous imaginer que tous les Anglais pensent comme ce M. Dennis, ni que j’aie la moindre envie de l’imiter en vous parlant, comme vous me l’ordonnez, de la nation anglaise.

Vous voulez que je vous donne une idée générale du peuple avec lequel je vis. Ces idées générales sont sujettes à trop d’exceptions ; d’ailleurs un voyageur ne connaît d’ordinaire que très-imparfaitement le pays où il se trouve. Il ne voit que la façade du bâtiment ; presque tous les dedans lui sont inconnus. Vous croiriez peut-être qu’un ambassadeur est toujours un homme fort instruit du génie du pays où il est envoyé, et pourrait vous en dire plus de nouvelles qu’un autre. Cela peut être vrai à l’égard des ministres étrangers qui résident à Paris : car ils savent tous la langue du pays ; ils ont affaire à une nation qui se manifeste aisément ; ils sont reçus, pour peu qu’ils le veuillent, dans toutes sortes de sociétés, qui toutes s’empressent à leur plaire ; ils lisent

  1. L’intitulé de ce morceau et sa date sont ici tels que les donne l’édition de Kehl, où il a paru pour la première fois. Voltaire, arrêté en mars 1720, mis à la Bastille en avril, en sortit dans les premiers jours de mai, et fut conduit à Calais, où on l’embarqua pour l’Angleterre.
  2. Sur Dennis, voyez tome XVIII, page 290.