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DE LA VERTU ET DU VICE.

n’aurait eu d’autres moyens de sauver sa patrie que de sacrifier son frère serait un homme divin.

Nous aimons tous la vérité, et nous en faisons une vertu parce qu’il est de notre intérêt de n’être pas trompés. Nous avons attaché d’autant plus d’infamie au mensonge que, de toutes les mauvaises actions, c’est la plus facile à cacher, et celle qui coûte le moins à commettre ; mais dans combien d’occasions le mensonge ne devient-il pas une vertu héroïque ! Quand il s’agit, par exemple, de sauver un ami, celui qui en ce cas dirait la vérité serait couvert d’opprobre : et nous ne mettons guère de différence entre un homme qui calomnierait un innocent et un frère qui, pouvant conserver la vie à son frère par un mensonge, aimerait mieux l’abandonner en disant vrai. La mémoire de M. de Thou, qui eut le cou coupé pour n’avoir pas révélé la conspiration de Cinq-Mars, est en bénédiction chez les Français ; s’il n’avait point menti, elle aurait été en horreur[1].

Mais, me dira-t-on, ce ne sera donc que par rapport à nous qu’il y aura du crime et de la vertu, du bien et du mal moral : il n’y aura donc point de bien en soi et indépendant de l’homme ? Je demanderai à ceux qui font cette question s’il y a du froid et du chaud, du doux et de l’amer, de la bonne et de la mauvaise odeur autrement que par rapport à nous ? N’est-il pas vrai qu’un homme qui prétendrait que la chaleur existe toute seule serait un raisonneur très-ridicule ? Pourquoi donc celui qui prétend que le bien moral existe indépendamment de nous raisonnerait-il mieux ? Notre bien et notre mal physique n’ont d’existence que par rapport à nous : pourquoi notre bien et notre mal moral seraient-ils dans un autre cas ?

Les vues du Créateur, qui voulait que l’homme vécût en société, ne sont-elles pas suffisamment remplies ? S’il y avait quelque loi tombée du ciel, qui eût enseigné aux humains la volonté de Dieu bien clairement, alors le bien moral ne serait autre chose que la conformité à cette loi. Quand Dieu aura dit aux hommes : « Je veux qu’il y ait tant de royaumes sur la terre, et pas une république. Je veux que les cadets aient tout le bien des pères, et qu’on punisse de mort quiconque mangera des dindons ou du cochon » ; alors ces lois deviendront certainement la règle immuable du bien et du mal. Mais comme Dieu n’a pas daigné, que je sache, se mêler ainsi de notre conduite, il faut nous en tenir aux présents qu’il nous a faits. Ces présents sont la raison,

  1. Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre clxxvi.