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CHAPITRE IX.

ment ce qu’on appelle vice dans un autre, et que la plupart des règles du bien et du mal diffèrent comme les langages et les habillements, cependant il me paraît certain qu’il y a des lois naturelles dont les hommes sont obligés de convenir par tout l’univers, malgré qu’ils en aient. Dieu n’a pas dit à la vérité aux hommes : Voici des lois que je vous donne de ma bouche, par lesquelles je veux que vous vous gouverniez ; mais il a fait dans l’homme ce qu’il a fait dans beaucoup d’autres animaux : il a donné aux abeilles un instinct puissant par lequel elles travaillent et se nourrissent ensemble, et il a donné à l’homme certains sentiments dont il ne peut jamais se défaire, et qui sont les liens éternels et les premières lois de la société dans laquelle il a prévu que les hommes vivraient. La bienveillance pour notre espèce est née, par exemple, avec nous, et agit toujours en nous, à moins qu’elle ne soit combattue par l’amour-propre, qui doit toujours l’emporter sur elle. Ainsi un homme est toujours porté à assister un autre homme quand il ne lui en coûte rien. Le sauvage le plus barbare, revenant du carnage et dégouttant du sang des ennemis qu’il a mangés, s’attendrira à la vue des souffrances de son camarade, et lui donnera tous les secours qui dépendront de lui.

L’adultère et l’amour des garçons seront permis chez beaucoup de nations ; mais vous n’en trouverez aucune dans laquelle il soit permis de manquer à sa parole, parce que la société peut bien subsister entre des adultères et des garçons qui s’aiment, mais non entre des gens qui se feraient gloire de se tromper les uns les autres.

Le larcin était en honneur à Sparte, parce que tous les biens étaient communs ; mais, dès que vous avez établi le tien et le mien, il vous sera alors impossible de ne pas regarder le vol comme contraire à la société, et par conséquent comme injuste.

Il est si vrai que le bien de la société est la seule mesure du bien et du mal moral que nous sommes forcés de changer, selon le besoin, toutes les idées que nous nous sommes formées du juste et de l’injuste.

Nous avons de l’horreur pour un père qui couche avec sa fille, et nous flétrissons aussi du nom d’incestueux le frère qui abuse de sa sœur ; mais, dans une colonie naissante où il ne restera qu’un père avec un fils et deux filles, nous regarderons comme une très-bonne action le soin que prendra cette famille de ne pas laisser périr l’espèce.

Un frère qui tue son frère est un monstre ; mais un frère qui