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CHAPITRE III.

Ceux qui objectent que les notions de l’infini en durée, en étendue, en nombre, ne peuvent venir de nos sens, n’ont qu’à rentrer un instant en eux-mêmes : premièrement, ils verront qu’ils n’ont aucune idée complète et même seulement positive de l’infini, mais que ce n’est qu’en ajoutant les choses matérielles les unes aux autres qu’ils sont parvenus à connaître qu’ils ne verront jamais la fin de leur compte ; et cette impuissance, ils l’ont appelée infini, ce qui est bien plutôt un aveu de l’ignorance humaine qu’une idée au-dessus de nos sens. Que si l’on objecte qu’il y a un infini réel en géométrie, je réponds que non : on prouve seulement que la matière sera toujours divisible ; on prouve que tous les cercles possibles passeront entre deux lignes ; on prouve qu’une infinité de surfaces n’a rien de commun avec une infinité de cubes ; mais cela ne donne pas plus l’idée de l’infini que cette proposition Il y a un Dieu ne nous donne une idée de ce que c’est que Dieu.

Mais ce n’est pas assez de nous être convaincus que nos idées nous viennent toutes par les sens ; notre curiosité nous porte jusqu’à vouloir connaître comment elles nous viennent. C’est ici que tous les philosophes ont fait de beaux romans ; il était aisé de se les épargner, en considérant avec bonne foi les bornes de la nature humaine. Quand nous ne pouvons nous aider du compas des mathématiques, ni du flambeau de l’expérience et de la physique, il est certain que nous ne pouvons faire un seul pas. Jusqu’à ce que nous ayons les yeux assez fins pour distinguer les parties constituantes de l’or d’avec les parties constituantes d’un grain de moutarde, il est bien sûr que nous ne pourrons raisonner sur leurs essences ; et, jusqu’à ce que l’homme soit d’une autre nature, et qu’il ait des organes pour apercevoir sa propre substance et l’essence de ses idées, comme il a des organes pour sentir, il est indubitable qu’il lui sera impossible de les connaître. Demander comment nous pensons et comment nous sentons, comment nos mouvements obéissent à notre volonté, c’est demander le secret du Créateur ; nos sens ne nous fournissent pas plus de voies pour arriver à cette connaissance qu’ils ne nous fournissent des ailes quand nous désirons avoir la faculté de voler ; et c’est ce qui prouve bien, à mon avis, que toutes nos idées nous viennent par les sens : puisque lorsque les sens nous manquent, les idées nous manquent : aussi nous est-il impossible de savoir comment nous pensons, par la même raison qu’il nous est impossible d’avoir l’idée d’un sixième sens ; c’est parce qu’il nous manque des organes qui enseignent ces idées.