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LETTRE XXIV.

appuyé par le comte d’Oxford, grand trésorier, et encore plus par le vicomte Bolingbroke, secrétaire d’État, qui avait le don de parler sur-le-champ dans le parlement avec autant de pureté que Swift écrivait dans son cabinet, et qui aurait été le protecteur et l’ornement de cette académie. Les membres qui la devaient composer étaient des hommes dont les ouvrages dureront autant que la langue anglaise : c’étaient ce docteur Swift ; M. Prior, que nous avons vu ici ministre public, et qui en Angleterre a la même réputation que La Fontaine a parmi nous ; c’étaient M. Pope, le Boileau d’Angleterre ; M. Congrève, qu’on peut en appeler le Molière ; plusieurs autres dont les noms m’échappent ici, auraient tous fait fleurir cette compagnie dans sa naissance. Mais la reine mourut subitement ; les whigs se mirent dans la tête de faire pendre les protecteurs de l’académie : ce qui, comme vous croyez bien, fut mortel aux belles-lettres. Les membres de ce corps auraient eu un grand avantage sur les premiers qui composèrent l’Académie française[1]. Swift, Prior, Congrève, Dryden, Pope, Addison, etc., avaient fixé la langue anglaise par leurs écrits ; au lieu que Chapelain, Colletet, Cassaigne, Faret, Cotin[2], nos premiers académiciens, étaient l’opprobre de notre[3] nation, et que leurs noms sont devenus si ridicules que, si quelque auteur passable avait le malheur de s’appeler aujourd’hui Chapelain ou Cotin, il serait obligé de changer de nom. Il aurait fallu surtout que l’Académie anglaise se fût proposé des occupations toutes différentes de la nôtre. Un jour, un bel esprit de ce pays-là me demanda les Mémoires de l’Académie française. « Elle n’écrit point de mémoires, lui répondis-je ; mais elle a fait imprimer soixante ou quatre-vingts volumes de compliments. » Il en parcourut un ou deux ; il ne put jamais entendre ce style, quoiqu’il entendît fort bien tous nos bons auteurs. « Tout ce que j’entrevois, me dit-il, dans ces beaux discours, c’est que le récipiendaire ayant assuré que son prédécesseur était un grand homme, que le cardinal de Richelieu était un très-grand homme, le chancelier Séguier un assez grand homme[4], le directeur lui répond la même chose, et ajoute que le récipiendaire pourrait bien aussi être une espèce de grand homme, et que, pour lui directeur, il n’en quitte pas sa part. »

  1. 1734. « L’Académie française ; car Swift. »
  2. 1734. « Faret, Perrault, Cotin. »
  3. 1734. « Votre. »
  4. 1734. « Un assez grand homme, Louis XIV un plus que grand homme ; le directeur. »