Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
170
LETTRE XXII.

[1] Il y a un poëme anglais difficile à faire connaître aux étrangers ; il s’appelle Hudibras. C’est un ouvrage tout comique, et cependant le sujet est la guerre civile du temps de Cromwell. Ce qui a fait verser tant de sang et tant de larmes a produit un poëme qui force le lecteur le plus sérieux à rire ; on trouve un exemple de ce contraste dans notre Satyre Ménippée. Certainement les Romains n’auraient point fait un poëme burlesque sur les guerres de César et de Pompée, et sur les proscriptions d’Octave et d’Antoine. Pourquoi donc les malheurs affreux que causa la Ligue en France, et ceux que les guerres du roi et du parlement étalèrent en Angleterre, ont-ils pu fournir des plaisanteries ? C’est qu’au fond il y avait un ridicule caché dans ces querelles funestes. Les bourgeois de Paris, à la tête de la faction des Seize, mêlaient l’impertinence aux horreurs de la faction. Les intrigues des femmes, des légats et des moines, avaient un côté comique, malgré les calamités qu’elles apportèrent. Les disputes théologiques et l’enthousiasme des puritains en Angleterre étaient très-susceptibles de railleries ; et ce fond de ridicule bien développé pouvait devenir plaisant, en écartant les horreurs tragiques qui le couvraient. Si la bulle Unigenitus faisait répandre du sang, le petit poëme de Philotaus[2] n’en serait pas moins convenable au sujet, et on ne pourrait même lui reprocher que de n’être pas aussi gai, aussi plaisant, aussi varié qu’il pouvait l’être, et de ne pas tenir dans le corps de l’ouvrage ce que promet le commencement.

Le poëme d’Hudibras, dont je vous parle, semble être un composé de la Satyre Ménippée et de Don Quichotte ; il a sur eux l’avantage des vers. Il a celui de l’esprit : la Satyre Ménippée n’en approche

  1. Voici le texte de 1734 et de toutes les éditions antérieures à 1756.
    « Il y a surtout un poëme anglais que je désespérerais de vous faire connaître ; il s’appelle Hudibras. Le sujet est la guerre civile, et la secte des puritains tournée en ridicule. C’est Don Quichotte, c’est notre Satyre Ménippée fondus ensemble. C’est, de tous les livres que j’ai jamais lus, celui où j’ai trouvé le plus d’esprit ; mais c’est aussi le plus intraduisible. Qui croirait qu’un livre qui saisit tous les ridicules du genre humain, et qui a plus de pensées que de mots, ne pût souffrir la traduction ? C’est que presque tout y fait allusion à des aventures particulières. Le plus grand ridicule tombe surtout sur les théologiens, que peu de gens du monde entendent. Il faudrait à tout moment un commentaire, et la plaisanterie expliquée cesse d’être plaisanterie. Tout commentateur de bons mots est un sot. Voilà pourquoi, etc. »
    Ce poëme d’Hudibras, que Voltaire déclarait intraduisible, a été traduit en vers français par J. Townley, officier anglais au service de France, 1757, trois volumes in-12 ; 1820, trois volumes in-12. Une traduction en prose du Ier chant avait paru en 1755, in-8o, et n’a pas eu de suite. (B.)
  2. Poëme de Grécourt, qui venait de paraître.