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LETTRE XIX.

plaisir ; les termes du médecin ne présenteront que des figures anatomiques ; le mari fera entendre avec décence ce que le jeune indiscret aura dit avec audace ; et le curé tâchera de donner l’idée d’un sacrement. Les mots ne sont donc pas indifférents, puisqu’il n’y a point de synonymes.

Il faut encore considérer que si les Romains permettaient des expressions grossières dans des satires qui n’étaient lues que de peu de personnes, ils ne souffraient pas des mots déshonnêtes sur le théâtre. Car, comme dit La Fontaine[1],

Chastes sont les oreilles,
Encor que les yeux soient fripons.

En un mot, il ne faut qu’on prononce en public un mot qu’une honnête femme ne puisse répéter.

Les Anglais ont pris, ont déguisé, ont gâté la plupart des pièces de Molière, Ils ont voulu faire un Tartuffe. Il était impossible que ce sujet réussit à Londres : la raison en est qu’on ne se plaît guère aux portraits des gens qu’on ne connaît pas. Un des grands avantages de la nation anglaise, c’est qu’il n’y a point de tartufes chez elle. Pour qu’il y eût de faux dévots, il faudrait qu’il y en eût de véritables. On n’y connaît presque pas le nom de dévot, mais beaucoup celui d’honnête homme. On n’y voit point d’imbéciles qui mettent leurs âmes en d’autres mains, ni de ces petits ambitieux qui s’établissent, dans un quartier de la ville, un empire despotique sur quelques femmelettes autrefois galantes et toujours faibles, et sur quelques hommes plus faibles et plus méprisables qu’elles. La philosophie, la liberté, et le climat, conduisent à la misanthropie : Londres, qui n’a point de tartufes, est plein de Timons. Aussi le Misanthrope, ou l’Homme au franc procédé, est une des bonnes comédies qu’on ait à Londres[2] : elle fut faite du temps que Charles II et sa cour brillante tâchaient de défaire la nation de son humeur noire. Wicherley[3], auteur de cet ouvrage, était l’amant déclaré de la duchesse de Cléveland, maîtresse du roi. Cet homme, qui passait sa vie dans le plus grand monde, en peignait les ridicules et les faiblesses avec les couleurs les plus fortes. Les traits de la pièce de Wicherley sont plus hardis que ceux de Molière ; mais aussi ils ont moins de finesse et de bien-

  1. Le Tableau, vers 33-34.
  2. Voltaire a fait une imitation de cette comédie. Voyez, tome III du Théâtre, la Prude.
  3. Né en 1640, mort en 1715.