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SUR LA TRAGÉDIE.

Le moment, du trépas va-t-il plonger mon être ?
Où sera cet esprit qui ne peut se connaître ?
Que me préparez-vous, abîmes ténébreux ?
Allons, s’il est un dieu, Caton doit être heureux.
Il en est un sans doute, et je suis son ouvrage.
Lui-même au cœur du juste il empreint son image.
Il doit venger sa cause et punir les pervers.
Mais comment ? dans quel temps ? et dans quel univers ?
Ici la vertu pleure, et l’audace l’opprime ;
L’innocence à genoux y tend la gorge au crime :
La fortune y domine, et tout y suit son char.
Ce globe infortuné fut formé pour César :
Hâtons-nous de sortir d’une prison funeste :
Je te verrai sans ombre, ô vérité céleste !
Tu te caches de nous dans nos jours de sommeil :
Cette vie est un songe, et la mort un réveil.

Dans cette tragédie d’un patriote et d’un philosophe, le rôle de Caton me paraît surtout un des plus beaux personnages qui soient sur aucun théâtre. Le Caton d’Addison est, je crois, fort au-dessus de la Cornélie de Pierre Corneille ; car il est continuellement grand sans enflure, et le rôle de Cornélie, qui d’ailleurs n’est pas un personnage nécessaire, sent trop la déclamation en quelques endroits. Elle veut toujours être héroïne, et Caton ne s’aperçoit jamais qu’il est un héros.

Il est bien triste que quelque chose de si beau ne soit pas une belle tragédie. Des scènes décousues, qui laissent souvent le théâtre vide, des apartés trop longs et sans art, des amours froids et insipides, une conspiration inutile à la pièce, un certain Sempronius déguisé et tué sur le théâtre : tout cela fait de la fameuse tragédie de Caton une pièce que nos comédiens n’oseraient jamais jouer, quand même nous penserions à la romaine ou à l’anglaise. La barbarie et l’irrégularité du théâtre de Londres ont percé jusque dans la sagesse d’Addison. Il me semble que je vois le czar Pierre, qui, en réformant les Russes, tenait encore quelque chose de son éducation et des mœurs de son pays[1].

La coutume d’introduire de l’amour à tort et à travers dans les ouvrages dramatiques passa de Paris à Londres, vers l’an 1660, avec nos rubans et nos perruques. Les femmes[2], qui y parent les spectacles, comme ici, ne veulent plus souffrir qu’on leur parle

  1. En même temps qu’il écrivait ces Lettres, Voltaire préparait son Charles XII, et s’occupait par conséquent du czar Pierre.
  2. 1734. « Les femmes qui parent les spectacles. »