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LETTRE XVIII.

être pas les beautés. Et, de bonne foi, qu’étaient donc les Grecs ? qu’était donc Euripide, qui, dans la même pièce, fait un tableau si touchant, si noble, d’Alceste s’immolant à son époux, et met dans la bouche d’Admète et de son père des puérilités si grossières que les commentateurs mêmes en sont embarrassés ? Ne faut-il pas être bien intrépide pour ne pas trouver le sommeil d’Homère quelquefois un peu long, et les rêves de ce sommeil assez insipides ? Il faut bien des siècles pour que le bon goût s’épure, Virgile, chez les Romains ; Racine, chez les Français, furent les premiers dont le goût fut toujours pur dans les grands ouvrages.

M. Addison est le premier Anglais qui ait fait une tragédie raisonnable. Je le plaindrais s’il n’y avait mis que de la raison. Sa tragédie de Caton est écrite d’un bout à l’autre avec cette élégance mâle et énergique dont Corneille le premier donna chez nous de si beaux exemples dans son style inégal. Il me semble que cette pièce est faite pour un auditoire un peu philosophe et très-républicain. Je doute que nos jeunes dames et nos petits-maîtres eussent aimé Caton en robe de chambre, lisant les dialogues de Platon, et faisant ses réflexions sur l’immortalité de l’âme. Mais ceux qui s’élèvent au-dessus des usages, des préjugés, des faiblesses de leur nation, ceux qui sont de tous les temps et de tous les pays, ceux qui préfèrent la grandeur philosophique à des déclarations d’amour, seront bien aises de trouver ici une copie, quoique imparfaite, de ce morceau sublime : il semble qu’Addison, dans ce beau monologue de Caton, ait voulu lutter contre Shakespeare. Je traduirai l’un comme l’autre, c’est-à-dire avec cette liberté sans laquelle on s’écarterait trop de son original à force de vouloir lui ressembler. Le fond est très-fidèle ; j’y ajoute peu de détails. Il m’a fallu enchérir sur lui, ne pouvant l’égaler.

Oui, Platon, tu dis vrai ; notre âme est immortelle,
C’est un dieu qui lui parle, un dieu qui vit en elle.
Eh ! d’où viendrait sans lui ce grand pressentiment,
Ce dégoût des faux biens, cette horreur du néant ?
Vers des siècles sans fin je sens que tu m’entraînes.
Du monde et de mes sens je vais briser les chaînes,
Et m’ouvrir, loin d’un corps dans la fange arrêté,
Les portes de la vie et de l’éternité.
L’éternité ! quel mot consolant et terrible !
Ô lumière ! ô nuage, ô profondeur horrible !
Que suis-je ? où suis-je ? où vais-je ? et d’où suis-je tiré ?
Dans quels climats nouveaux, dans quel monde ignoré