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LETTRE XIII.

Ce discours sage parut à plus d’un théologien une déclaration scandaleuse que l’âme est matérielle et mortelle. Quelques Anglais, dévots à leur manière, sonnèrent l’alarme. Les superstitieux[1] sont dans la société ce que les poltrons sont dans une armée : ils ont et donnent des terreurs paniques. On cria que Locke[2] voulait renverser la religion : il ne s’agissait pourtant point de religion dans cette affaire ; c’était une question purement philosophique, très-indépendante de la foi et de la révélation ; il ne fallait qu’examiner sans aigreur s’il y a de la contradiction à dire : La matière peut penser, et[3] Dieu peut communiquer la pensée à la matière. Mais les théologiens commencent trop souvent par dire que Dieu est outragé quand on n’est pas de leur avis. C’est trop ressembler aux mauvais poètes, qui croyaient[4] que Despréaux parlait mal du roi parce qu’il se moquait d’eux.

Le docteur Stillingfleet[5] s’est fait une réputation de théologien modéré pour n’avoir pas dit positivement des injures à Locke. Il entra en lice contre lui, mais il fut battu, car il raisonnait en docteur, et Locke en philosophe instruit de la force et de la faiblesse de l’esprit humain, et qui se battait avec des armes dont il connaissait la trempe[6].

Si j’osais parler après M. Locke sur un sujet si délicat, je dirais : Les hommes disputent depuis longtemps sur la nature et sur l’immortalité de l’âme : à l’égard de son immortalité, il est impossible de la démontrer, puisqu’on dispute encore sur sa nature, et qu’assurément il faut connaître à fond un être créé pour décider s’il est immortel ou non. La raison humaine est si peu capable de démontrer par elle-même l’immortalité de l’âme que la religion a été obligée de nous la révéler. Le bien commun de tous les hommes demande qu’on croie l’âme immortelle : la foi nous l’ordonne ; il n’en faut pas davantage, et la chose est presque décidée[7]. Il n’en est pas de même de sa nature : il importe

  1. Voyez tome XVII, page 154.
  2. 1734. « Que M. Locke. »
  3. 1734. « Et si Dieu. »
  4. 1734. « Qui criaient. »
  5. Né en 1635, mort en 1699. Il fut aumônier de Charles II.
  6. Fin de l’article dans l’édition de 1751 et dans les éditions de Kehl. Le texte de ce qui suit est de 1739. Lors des nouvelles dispositions faites par l’auteur, en 1751, la fin de cette lettre fut supprimée ; et quelques passages furent conservés dans deux chapitres qui forment, depuis l’édition de Kehl, la neuvième section de l’article Ame, dans le Dictionnaire philosophique ; voyez tome XVII, pages 155 et suiv.
  7. 1734. « Est décidée. »