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l’homme la raison humaine, comme un excellent anatomiste explique les ressorts du corps humain. Il s’aide partout du flambeau de la physique ; il ose quelquefois parler affirmativement, mais il ose aussi douter ; au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas, il examine par degrés ce que nous voulons connaître. Il prend un enfant au moment de sa naissance ; il suit pas à pas les progrès de son entendement ; il voit ce qu’il a de commun avec les bêtes et ce qu’il a au-dessus d’elles ; il consulte surtout son propre témoignage, la conscience de sa pensée.

« Je laisse, dit-il, à discuter à ceux qui en savent plus que moi, si notre âme existe avant ou après l’organisation de notre corps ; mais j’avoue qu’il m’est tombé en partage une de ces âmes grossières qui ne pensent pas toujours, et j’ai même le malheur de ne pas concevoir qu’il soit plus nécessaire à l’âme de penser toujours qu’au corps d’être toujours en mouvement. »

Pour moi, je me vante de l’honneur d’être en ce point aussi stupide que Locke[1]. Personne ne me fera jamais croire que je pense toujours ; et je ne me sens pas plus disposé que lui à imaginer que, quelques semaines après ma conception, j’étais une fort savante âme, sachant alors mille choses que j’ai oubliées en naissant, et ayant fort inutilement possédé dans l’utérus des connaissances qui m’ont échappé dès que j’ai pu en avoir besoin, et que je n’ai jamais bien pu rapprendre depuis.

Locke, après avoir ruiné les idées innées, après avoir bien renoncé à la vanité de croire qu’on pense toujours, ayant bien établi que toutes nos idées nous viennent par les sens, ayant examiné[2] nos idées simples et celles qui sont composées, ayant suivi[3] l’esprit de l’homme dans toutes ses opérations[4], ayant fait voir combien les langues que les hommes parlent sont imparfaites, et quel abus nous faisons des termes à tout moment[5] ; Locke, dis-je, considère enfin l’étendue, ou plutôt le néant des connaissances humaines. C’est dans ce chapitre qu’il ose avancer modestement ces paroles : Nous ne serons peut-être jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non[6].

  1. 1734. « Que M. Locke. »
  2. 1734. « Examine. »
  3. 1734. « Suit. »
  4. 1734. « Opérations, fait voir. »
  5. 1734. « À tous moments. Il vient enfin à considérer l’étendue. »
  6. Essai sur l’Entendement humain, livre IV, chapitre III. Voltaire a reparlé de cette pensée de Locke dans ses Questions sur l’Encyclopédie (voyez tome XVII, page 135).