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SUR L’INSERTION DE LA PETITE VÉROLE.

rien comprendre. Or il arrivait souvent qu’un père et une mère, après avoir bien pris des peines pour donner une bonne éducation à leurs enfants, se voyaient tout d’un coup frustrés de leur espérance. La petite vérole se mettait dans la famille, une fille en mourait, une autre perdait un œil, une troisième relevait avec un gros nez ; et les pauvres gens étaient ruinés sans ressource. Souvent même, quand la petite vérole devenait épidémique, le commerce était interrompu pour plusieurs années, ce qui causait une notable diminution dans les sérails de Perse et de Turquie.

Une nation commerçante est toujours fort alerte sur ses intérêts, et ne néglige rien des connaissances qui peuvent être utiles à son négoce. Les Circassiens s’aperçurent que sur mille personnes il s’en trouvait à peine une seule qui fût attaquée deux fois d’une petite vérole bien complète ; qu’à la vérité on essuie quelquefois trois ou quatre petites véroles légères, mais jamais deux qui soient décidées et dangereuses ; qu’en un mot jamais on n’a véritablement cette maladie deux fois en sa vie. Ils remarquèrent encore que quand les petites véroles sont très-bénignes, et que leur éruption ne trouve à percer qu’une peau délicate et fine, elles ne laissent aucune impression sur le visage. De ces observations naturelles ils conclurent que, si un enfant de six mois ou d’un an avait une petite vérole bénigne, il n’en mourrait pas, il n’en serait pas marqué, et serait quitte de cette maladie pour le reste de ses jours. Il restait donc, pour conserver la vie et la beauté de leurs enfants, de leur donner la petite vérole de bonne heure : c’est ce que l’on fit en insérant dans le corps d’un enfant un bouton que l’on prit de la petite vérole la plus complète, et en même temps la plus favorable qu’on pût trouver. L’expérience ne pouvait pas manquer de réussir. Les Turcs, qui sont gens sensés, adoptèrent bientôt après cette coutume, et aujourd’hui il n’y a point de bacha à Constantinople qui ne donne la petite vérole à son fils et à sa fille en les faisant sevrer.

Quelques gens prétendent[1] que les Circassiens prirent autrefois cette coutume des Arabes ; mais nous laissons ce point d’histoire à éclaircir par quelque[2] bénédictin, qui ne manquera pas de composer là-dessus plusieurs volumes in-folio avec les preuves. Tout ce que j’ai à dire sur cette matière, c’est que dans le commencement du règne de George Ier, Mme  de Wortley-Montague,

  1. 1734. « Il y a quelques gens qui prétendent. »
  2. 1734. « Quelque savant bénédictin. »