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pagnait toujours ; elle est morte en chemin : j’en ai fait une des plus belles momies que nous ayons ; et je trouverais dans mon pays tout ce que je voudrais en la mettant en gage. Il est bien étrange qu’on ne veuille pas seulement me donner ici mille onces d’or sur un effet si solide. » Tout en se courrouçant, il était prêt de manger d’une excellente poule bouillie, quand l’Indien, le prenant par la main, s’écria avec douleur : « Ah ! qu’allez-vous faire ? — Manger de cette poule, dit l’homme à la momie. — Gardez-vous-en bien, dit le Gangaride ; il se pourrait faire que l’âme de la défunte fût passée dans le corps de cette poule, et vous ne voudriez pas vous exposer à manger votre tante. Faire cuire des poules, c’est outrager manifestement la nature. — Que voulez-vous dire avec votre nature et vos poules ? reprit le colérique Égyptien ; nous adorons un bœuf, et nous en mangeons bien. — Vous adorez un bœuf ! est-il possible ? dit l’homme du Gange. — Il n’y a rien de si possible, repartit l’autre ; il y a cent trente-cinq mille ans que nous en usons ainsi, et personne parmi nous n’y trouve à redire. — Ah ! cent trente-cinq mille ans ! dit l’Indien, ce compte est un peu exagéré ; il n’y en a que quatre-vingt mille que l’Inde est peuplée, et assurément nous sommes vos anciens ; et Brama nous avait défendu de manger des bœufs avant que vous vous fussiez avisés de les mettre sur les autels et à la broche. — Voilà un plaisant animal que votre Brama, pour le comparer à Apis ! dit l’Égyptien ; qu’a donc fait votre Brama de si beau ? » Le bramin répondit : « C’est lui qui a appris aux hommes à lire et à écrire, et à qui toute la terre doit le jeu des échecs. — Vous vous trompez, dit un Chaldéen qui était auprès de lui ; c’est le poisson Oannès à qui on doit de si grands bienfaits, et il est juste de ne rendre qu’à lui ses hommages. Tout le monde vous dira que c’était un être divin, qu’il avait la queue dorée, avec une belle tête d’homme, et qu’il sortait de l’eau pour venir prêcher à terre trois heures par jour. Il eut plusieurs enfants qui furent tous rois, comme chacun sait. J’ai son portrait chez moi, que je révère comme je le dois. On peut manger du bœuf tant qu’on veut ; mais c’est assurément une très-grande impiété de faire cuire du poisson ; d’ailleurs vous êtes tous deux d’une origine trop peu noble et trop récente pour me rien disputer. La nation égyptienne ne compte que cent trente-cinq mille ans, et les Indiens ne se vantent que de quatre-vingt mille, tandis que nous avons des almanachs de quatre mille siècles. Croyez-moi, renoncez à vos folies, et je vous donnerai à chacun un beau portrait d’Oannès. »

L’homme de Cambalu, prenant la parole, dit : « Je respecte