Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/608

Cette page a été validée par deux contributeurs.
582
LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.

En effet, tout le monde sent bien qu’il a une intelligence, qu’il reçoit des idées, qu’il en assemble, qu’il en décompose ; mais personne ne sent qu’il ait dans lui un autre être qui lui donne du mouvement, des sensations et des pensées. Il est, au fond, ridicule de prononcer des mots qu’on n’entend pas, et d’admettre des êtres dont on ne peut avoir la plus légère connaissance.

SIDRAC.

Nous voilà donc déjà d’accord sur une chose qui a été un objet de dispute pendant tant de siècles.

GOUDMAN.

Et j’admire que nous soyons d’accord.

SIDRAC.

Cela n’est pas étonnant, nous cherchons le vrai de bonne foi. Si nous étions sur les bancs de l’école, nous argumenterions comme les personnages de Rabelais. Si nous vivions dans les siècles de ténèbres affreuses qui enveloppèrent si longtemps l’Angleterre, l’un de nous deux ferait peut-être brûler l’autre. Nous sommes dans un siècle de raison ; nous trouvons aisément ce qui nous paraît la vérité, et nous osons la dire.

GOUDMAN.

Oui, mais j’ai peur que cette vérité ne soit bien peu de chose. Nous avons fait en mathématique des prodiges qui étonneraient Apollonius et Archimède, et qui les rendraient nos écoliers ; mais en métaphysique, qu’avons-nous trouvé ? Notre ignorance.

SIDRAC.

Et n’est-ce rien ? Vous convenez que le grand Être vous a donné une faculté de sentir et de penser, comme il a donné à vos pieds la faculté de marcher, à vos mains le pouvoir de faire mille ouvrages, à vos viscères le pouvoir de digérer, à votre cœur le pouvoir de pousser votre sang dans vos artères. Nous tenons tout de lui ; nous n’avons rien pu nous donner, et nous ignorerons toujours la manière dont le maître de l’univers s’y prend pour nous conduire. Pour moi, je lui rends grâce de m’avoir appris que je ne sais rien des premiers principes.

On a toujours recherché comment l’âme agit sur le corps. Il fallait d’abord savoir si nous en avions une. Ou Dieu nous a fait ce présent, ou il nous a communiqué quelque chose qui en est l’équivalent. De quelque manière qu’il s’y soit pris, nous sommes sous sa main. Il est notre maître, voilà tout ce que je sais.

GOUDMAN.

Mais, au moins, dites-moi ce que vous en soupçonnez. Vous