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en attendant que le chemin soit libre. La belle Primerose tremblait à cette proposition ; mais Jenni était dans le vestibule. Un mouvement involontaire, plus fort que la réflexion, la fit descendre. Jenni courait au-devant d’elle, et lui donnait déjà la main. Elle entre ; le mari de la Clive-Hart était un ivrogne imbécile, odieux à sa femme autant que soumis, à charge même par ses complaisances. Il présente d’abord, en balbutiant, des rafraîchissements à la demoiselle qui honore sa maison, il en boit après elle. La dame Clive-Hart les emporte sur-le-champ, et en fait présenter d’autres. Pendant ce temps la rue est débarrassée. Primerose remonte en carrosse et rentre chez sa mère.

Au bout d’un quart d’heure, elle se plaint d’un mal de cœur et d’un étourdissement. On croit que ce petit dérangement n’est que l’effet du mouvement du carrosse ; mais le mal augmente de moment en moment, et le lendemain elle était à la mort. Nous courûmes chez elle, M. Freind et moi. Nous trouvâmes cette charmante créature, pâle, livide, agitée de convulsions, les lèvres retirées, les yeux tantôt éteints, tantôt étincelants, et toujours fixes. Des taches noires défiguraient sa belle gorge et son beau visage. Sa mère était évanouie à côté de son lit. Le secourable Cheselden prodiguait en vain toutes les ressources de son art. Je ne vous peindrai point le désespoir de Freind, il était inexprimable. Je vole au logis de la Clive-Hart. J’apprends que son mari vient de mourir, et que la femme a déserté la maison. Je cherche Jenni ; on ne le retrouve pas. Une servante me dit que sa maîtresse s’est jetée aux pieds de Jenni, et l’a conjuré de ne la pas abandonner dans son malheur ; qu’elle est partie avec Jenni et Birton ; et qu’on ne sait où elle est allée.

Écrasé de tant de coups si rapides et si multipliés, l’esprit bouleversé par des soupçons horribles que je chassais et qui revenaient, je me traîne dans la maison de la mourante. « Cependant, me disais-je à moi-même, si cette abominable femme s’est jetée aux genoux de Jenni, si elle l’a prié d’avoir pitié d’elle, il n’est donc point complice. Jenni est incapable d’un crime si lâche, si affreux, qu’il n’a eu nul intérêt, nul motif de commettre, qui le priverait d’une femme adorable et de sa fortune, qui le rendrait exécrable au genre humain : faible, il se sera laissé subjuguer par une malheureuse dont il n’aura pas connu les noirceurs. Il n’a point vu comme moi Primerose expirante ; il n’aurait pas quitté le chevet de son lit pour suivre l’empoisonneuse de sa femme. » Dévoré de ces pensées, j’entre en frissonnant chez elle que je craignais de ne plus trouver en vie : elle respirait ; le vieux Clive-