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sont délivrées. Tous ces prisonniers s’arment ; tous se joignent à nos soldats ; ils démolissent le saint-office en dix minutes et déjeunent sur ses ruines avec le vin et les jambons des inquisiteurs.

Au milieu de ce fracas, et des fanfares, et des tambours, et du retentissement de quatre cents canons qui annonçaient notre victoire à la Catalogne, notre ami Freind avait repris la tranquillité que vous lui connaissez. Il était calme comme l’air dans un beau jour après un orage. Il élevait à Dieu un cœur aussi serein que son visage, lorsqu’il vit sortir du soupirail d’une cave un spectre noir en surplis, qui se jeta à ses pieds et qui lui criait miséricorde.

« Qui es-tu ? lui dit notre ami ; viens-tu de l’enfer ?

— À peu près, répondit l’autre ; je suis don Jeronimo Bueno Caracucarador, inquisiteur pour la foi ; je vous demande très-humblement pardon d’avoir voulu cuire monsieur votre fils en place publique : je le prenais pour un juif.

— Eh ! quand il serait juif, répondit notre ami avec son sang-froid ordinaire, vous sied-il bien, monsieur Caracucarador, de cuire des gens parce qu’ils sont descendus d’une race qui habitait autrefois un petit canton pierreux tout près du désert de Syrie ? Que vous importe qu’un homme ait un prépuce ou qu’il n’en ait pas, et qu’il fasse sa pâque dans la pleine lune rousse, ou le dimanche d’après ? Cet homme est juif, donc il faut que je le brûle, et tout son bien m’appartient : voilà un très-mauvais argument ; on ne raisonne point ainsi dans la Société royale de Londres.

« Savez-vous bien, monsieur Caracucarador, que Jésus-Christ était juif, qu’il naquit, vécut, et mourut juif ; qu’il fit sa pâque en juif dans la pleine lune ; que tous ses apôtres étaient juifs ; qu’ils allèrent dans le temple juif après son malheur, comme il est dit expressément ; que les quinze premiers évêques secrets de Jérusalem étaient juifs[1] ? Mon fils ne l’est pas, il est anglican : quelle idée vous a passé par la tête de le brûler ? »

L’inquisiteur Caracucarador, épouvanté de la science de M. Freind, et toujours prosterné à ses pieds, lui dit : « Hélas ! nous ne savions rien de tout cela dans l’université de Salamanque. Pardon, encore une fois ; mais la véritable raison est que monsieur votre fils m’a pris ma maîtresse Boca Vermeja.

— Ah ! s’il vous a pris votre maîtresse, repartit Freind, c’est autre chose : il ne faut jamais prendre le bien d’autrui. Il n’y a

  1. Voyez tome XX, page 593.