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ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.

et nous nous en servons pour couper les griffes de l’Inquisition, que vous voyez étalées sur cette table.

« Ces plumes noires appartenaient à des harpies qui venaient manger le dîner de la république ; nous leur rognons tous les jours les ongles et le bout du bec. Sans cette précaution elles auraient fini par tout avaler : il ne serait rien resté pour les sages grands, ni pour les pregadi, ni pour les citadins.

« Si vous passez par la France, vous trouverez peut-être à Paris votre autre paire de ciseaux chez un ministre espagnol[1] qui s’en servait au même usage que nous dans son pays, et qui sera un jour béni du genre humain. »

Les voyageuses, après avoir assisté à l’opéra vénitien, partirent pour l’Allemagne. Elles virent avec satisfaction ce pays, qui du temps de Charlemagne n’était qu’une forêt immense entrecoupée de marais, maintenant couvert de villes florissantes et tranquilles ; ce pays, peuplé de souverains autrefois barbares et pauvres, devenus tous polis et magnifiques ; ce pays, qui n’avait eu dans les temps antiques que des sorcières pour prêtres, immolant alors des hommes sur des pierres grossièrement creusées ; ce pays, qui ensuite avait été inondé de son sang pour savoir au juste si la chose était in, cum, sub[2], ou non ; ce pays, qui enfin recevait dans son sein trois religions ennemies, étonnées de vivre paisiblement ensemble. « Dieu soit béni ! dit la Raison ; ces gens-ci sont venus enfin à moi, à force de démence. » On les introduisit chez une impératrice[3] qui était bien plus que raisonnable, car elle était bienfaisante. Les pèlerines furent si contentes d’elle qu’elles ne prirent pas garde à quelques usages qui les choquèrent ; mais elles furent toutes deux amoureuses de l’empereur son fils[4].

Leur étonnement redoubla quand elles furent en Suède. « Quoi ! disaient-elles, une révolution si difficile, et cependant si prompte ! si périlleuse, et pourtant si paisible[5] ! et depuis ce grand jour pas un seul jour perdu sans faire du bien, et tout cela dans l’âge qui est si rarement celui de la raison ! Que nous

  1. Le comte d’Aranda (D. Pierre-Paul Abarca de Bolea), ministre espagnol de 1765 à 1775, ambassadeur en France de 1775 à 1784, mort en 1794. Voltaire lui avait donné, en 1770, un article dans ses Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XVII, page 344.
  2. Question de la consubstantialité.
  3. Marie-Thérèse.
  4. Joseph II.
  5. Coup d’État de Gustave III, en 1772.