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ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.

baum, de Malagrida, de Paulian, de Patouillet, de Nonotte ; et l’Europe battit des mains. Le surlendemain, il diminua les impôts, dont le peuple se plaignait. Il encouragea l’agriculture et tous les arts ; il se fit aimer de tous ceux qui passaient pour les ennemis de sa place. On eût dit alors dans Rome qu’il n’y avait qu’une nation et qu’une loi dans le monde.

Les deux pèlerines, très-étonnées et très-satisfaites, prirent congé du pape, qui leur fit présent non d’agnus et de reliques, mais d’une bonne chaise de poste pour continuer leur voyage. La Raison et la Vérité n’avaient pas été jusque-là dans l’habitude d’avoir leurs aises.

Elles visitèrent toute l’Italie, et furent surprises d’y trouver, au lieu du machiavélisme, une émulation entre les princes et les républiques, depuis Parme jusqu’à Turin, à qui rendrait ses sujets plus gens de bien, plus riches, et plus heureux.

« Ma fille, disait la Raison à la Vérité, voici, je crois, notre règne qui pourrait bien commencer à advenir après notre longue prison. Il faut que quelques-uns des prophètes qui sont venus nous visiter dans notre puits aient été bien puissants en paroles et en œuvres, pour changer ainsi la face de la terre. Vous voyez que tout vient tard ; il fallait passer par les ténèbres de l’ignorance et du mensonge avant de rentrer dans votre palais de lumière, dont vous avez été chassée avec moi pendant tant de siècles. Il nous arrivera ce qui est arrivé à la Nature : elle a été couverte d’un méchant voile, et toute défigurée pendant des siècles innombrables. À la fin il est venu un Galilée, un Copernic, un Newton, qui l’ont montrée presque nue, et qui en ont rendu les hommes amoureux. »

En conversant ainsi, elles arrivèrent à Venise. Ce qu’elles y considérèrent avec le plus d’attention, ce fut un procurateur de Saint-Marc, qui tenait une grande paire de ciseaux devant une table toute couverte de grilles, de becs, et de plumes noires.

« Ah ! s’écria la Raison, Dieu me pardonne, illustrissimo signore, je crois que voilà une de mes paires de ciseaux que j’avais apportés dans mon puits, lorsque je m’y réfugiai avec ma fille ! Comment Votre Excellence les a-t-elle eus, et qu’en faites-vous ?

Illustrissima signora, lui répondit le procurateur, il se peut que les ciseaux aient appartenu autrefois à Votre Excellence ; mais ce fut un nommé Fra-Paolo[1] qui nous les apporta il y a longtemps,

  1. Pietro Sarpi, dit Fra-Paolo, historien (1552-1623), défendit sa patrie contre les prétentions du saint-siége. Son Histoire du concile de Trente est célèbre. (G. A.)