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Contez-moi quelque fable bien vraie, bien avérée, et bien morale, dont je n’aie jamais entendu parler, pour achever de me former l’esprit et le cœur, comme dit le professeur égyptien Linro[1].

— En voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus authentiques.

« Il y avait trois prophètes, tous trois également ambitieux et dégoûtés de leur état. Leur folie était de vouloir être rois : car il n’y a qu’un pas du rang de prophète à celui de monarque, et l’homme aspire toujours à monter tous les degrés de l’échelle de la fortune. D’ailleurs leurs goûts, leurs plaisirs, étaient absolument différents. Le premier prêchait admirablement ses frères assemblés, qui lui battaient des mains ; le second était fou de la musique, et le troisième aimait passionnément les filles. L’ange Ithuriel vint se présenter à eux, un jour qu’ils étaient à table, et qu’ils s’entretenaient des douceurs de la royauté.

Le Maître des choses, leur dit l’ange, m’envoie vers vous pour récompenser votre vertu. Non-seulement vous serez rois, mais vous satisferez continuellement vos passions dominantes. Vous, premier prophète, je vous fais roi d’Égypte, et vous tiendrez toujours votre conseil, qui applaudira à votre éloquence et à votre sagesse. Vous, second prophète, vous régnerez sur la Perse, et vous entendrez continuellement une musique divine ; et vous, troisième prophète, je vous fais roi de l’Inde, et je vous donne une maîtresse charmante, qui ne vous quittera jamais. »

« Celui qui eut l’Égypte en partage commença par assembler son conseil privé, qui n’était composé que de deux cents sages. Il leur fit, selon l’étiquette, un long discours, qui fut très-applaudi, et le monarque goûta la douce satisfaction de s’enivrer de louanges qui n’étaient corrompues par aucune flatterie.

« Le conseil des affaires étrangères succéda au conseil privé. Il fut beaucoup plus nombreux ; et un nouveau discours reçut encore plus d’éloges. Il en fut de même des autres conseils. Il n’y eut pas un moment de relâche aux plaisirs et à la gloire du prophète roi d’Égypte. Le bruit de son éloquence remplit toute la terre.

« Le prophète roi de Perse commença par se faire donner un opéra italien dont les chœurs étaient chantés par quinze cents châtrés. Leurs voix lui remuaient l’âme jusqu’à la moelle des os, où elle réside. À cet opéra en succédait un autre, et à ce second un troisième, sans interruption.

  1. Anagramme de Rolin (Rollin) ; voyez la note 2 de la page 69.