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COSI-SANCTA.

Elle alla consulter son curé, pour savoir si son mariage serait heureux. Le bon homme lui dit d’un ton de prophète : « Ma fille, ta vertu causera bien des malheurs ; mais tu seras un jour canonisée pour avoir fait trois infidélités à ton mari. »

Cet oracle étonna et embarrassa cruellement l’innocence de cette belle fille. Elle pleura ; elle en demanda l’explication, croyant que ces paroles cachaient quelque sens mystique ; mais toute l’explication qu’on lui donna fut que les trois fois ne devaient point s’entendre de trois rendez-vous avec le même amant, mais de trois aventures différentes.

Alors Cosi-Sancta jeta les hauts cris ; elle dit même quelques injures au curé, et jura qu’elle ne serait jamais canonisée. Elle le fut pourtant, comme vous l’allez voir.

Elle se maria bientôt après : la noce fut très-galante ; elle soutint assez bien tous les mauvais discours qu’elle eut à essuyer, toutes les équivoques fades, toutes les grossièretés assez mal enveloppées dont on embarrasse ordinairement la pudeur des jeunes mariées[1]. Elle dansa de fort bonne grâce avec quelques jeunes gens fort bien faits et très-jolis, à qui son mari trouvait le plus mauvais air du monde.

Elle se mit au lit auprès du petit Capito, avec un peu de répugnance. Elle passa une fort bonne partie de la nuit à dormir, et se réveilla toute rêveuse. Son mari était pourtant moins le sujet de sa rêverie qu’un jeune homme nommé Ribaldos, qui lui avait donné dans la tête sans qu’elle en sût rien. Ce jeune homme semblait formé par les mains de l’Amour ; il en avait les grâces, la hardiesse et la friponnerie ; il était un peu indiscret, mais il ne l’était qu’avec celles qui le voulaient bien : c’était la coqueluche d’Hippone. Il avait brouillé toutes les femmes de la ville les unes contre les autres, et il l’était avec tous les maris et toutes les mères. Il aimait d’ordinaire par étourderie, un peu par vanité ; mais il aima Cosi-Sancta par goût, et l’aima d’autant plus éperdument que la conquête en était plus difficile.

Il s’attacha d’abord, en homme d’esprit, à plaire au mari. Il lui faisait mille avances, le louait sur sa bonne mine, et sur son esprit aisé et galant. Il perdait contre lui de l’argent au jeu, et avait tous les jours quelque confidence de rien à lui faire. Cosi-

  1. C’était encore l’usage dans la jeunesse de M. de Voltaire, même dans la bonne compagnie ; mais ce ton n’est plus à la mode, parce que, suivant la remarque de J.-J. Rousseau et de plusieurs auteurs graves, nous avons dégénéré de la pureté de nos anciennes mœurs. (K.) — Voyez encore sur cet usage la lettre de Voltaire à Thieriot, en date du 5 juin 1738.