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rechercher ce tête-à-tête. Je sais, par la voix publique (si elle n’est point trompeuse), que vous avez été un grand seigneur dans le ciel empyrée.

LE SERPENT.

Il est vrai, madame, que j’y avais une place assez distinguée. On prétend que je suis un favori disgracié : c’est un bruit qui a couru d’abord dans l’Inde[1]. Les bracmanes sont les premiers qui ont donné une longue histoire de mes aventures. Je ne doute pas que des poëtes du Nord n’en fassent un jour un poème épique bien bizarre[2], car, en vérité, c’est tout ce qu’on en peut faire. Mais je ne suis pas tellement déchu que je n’aie encore dans ce globe-ci un domaine très-considérable. J’oserais presque dire que toute la terre m’appartient.

LA PRINCESSE.

Je le crois, monsieur, car on dit que vous avez le talent de persuader tout ce que vous voulez, et c’est régner que de plaire.

LE SERPENT.

J’éprouve, madame, en vous voyant et en vous écoutant, que vous avez sur moi cet empire qu’on m’attribue sur tant d’autres âmes.

LA PRINCESSE.

Vous êtes, je le crois, un aimable vainqueur. On prétend que vous avez subjugué bien des dames, et que vous commençâtes par notre mère commune, dont j’ai oublié le nom.

LE SERPENT.

On me fait tort : je lui donnai le meilleur conseil du monde. Elle m’honorait de sa confiance. Mon avis fut qu’elle et son mari devaient se gorger du fruit de l’arbre de la science. Je crus plaire en cela au Maître des choses. Un arbre si nécessaire au genre humain ne me paraissait pas planté pour être inutile. Le Maître aurait-il voulu être servi par des ignorants et des idiots ? L’esprit n’est-il pas fait pour s’éclairer, pour se perfectionner ? Ne faut-il pas connaître le bien et le mal pour faire l’un et pour éviter l’autre ? Certainement on me devait des remerciements.

LA PRINCESSE.

Cependant on dit qu’il vous en arriva mal. C’est apparemment depuis ce temps-là que tant de ministres ont été punis d’avoir donné de bons conseils, et que tant de vrais savants et de grands

  1. Les brachmanes furent en effet les premiers qui imaginèrent une révolte dans le ciel, et cette fable servit longtemps après de canevas à l’histoire de la guerre des géants contre les dieux, et à quelques autres histoires. (Note de Voltaire.)
  2. Le Paradis perdu, de Milton.