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nade, qui paraissaient à travers un léger voile de gaze, relevés les uns en tresse et les autres en boucles, et il n’avait à mettre à côté de cela que des crins noirs, hérissés, crépus, et n’ayant pour tout ornement qu’un turban déchiré.

[1]Cependant Mélinade essaie de se relever, mais elle retombe bientôt, et si malheureusement que ce qu’elle laissa voir à Mesrour lui ôta le peu de raison que la vue du visage de la princesse avait pu lui laisser. Il oublia qu’il était crocheteur, qu’il était borgne, et il ne songea plus à la distance que la fortune avait mise entre Mélinade et lui ; à peine se souvint-il qu’il était amant, car il manqua à la délicatesse qu’on dit inséparable d’un véritable amour, et qui en fait quelquefois le charme, et, plus souvent, l’ennui ; il se servit des droits que son état de crocheteur lui donnait à la brutalité, il fut brutal et heureux. La princesse alors était sans doute évanouie, ou bien elle gémissait sur son sort ; mais, comme elle était juste, elle bénissait sûrement le destin de ce que toute infortune porte avec elle sa consolation.

La nuit avait étendu ses voiles sur l’horizon, et elle cachait de son ombre le véritable bonheur de Mesrour, et les prétendus malheurs de Mélinade ; Mesrour goûtait les plaisirs des parfaits amants, et il les goûtait en crocheteur, c’est-à-dire (à la honte de l’humanité) de la manière la plus parfaite ; les faiblesses de Mélinade lui reprenaient à chaque instant, et à chaque instant son amant reprenait des forces. « Puissant Mahomet ! dit-il une fois en homme transporté, mais en mauvais catholique, il ne

  1. Voici ce qu’on lit dans l’édition de 1774 :

    « Mais pendant que nous nous arrêtons à la description des deux personnages, nous oublions que la pauvre Mélinade est à terre très-embarrassée. Un sommeil subit, et qui vint pourtant bien à propos, absorba dans un instant les idées fâcheuses que lui donnait sa situation désagréable. La voilà donc endormie, et c’est, comme vous voyez, tant mieux pour elle : la nuit avait étendu ses voiles sur l’horizon ; Mesrour ne voyait plus que faiblement l’objet de sa nouvelle ardeur, et comme il ne l’entendait plus (puisqu’elle ne disait mot), l’illusion allait en diminuant, et l’envie de dormir en augmentant. Plus d’un homme, sans être ni crocheteur, ni borgne, ni philosophe, a connu cet effet de l’obscurité. Aussi ne voit-on que les poëtes chagrins et les amants espagnols chanter les ressources de la nuit. Notre Mesrour n’y entendait point tant de finesse, et croyant seulement qu’il était glorieux d’imiter une grande princesse, il se coucha aussi sur la terre déjà humide de rosée ; mais par un certain respect, dont un crocheteur même ne peut se défendre, il s’éloigna de quelques pas du canapé pierreux qu’avait choisi la belle fatiguée.

    « Cependant les génies, amis des hommes, travaillaient au bonheur de notre borgne, ainsi qu’à celui de Mélinade. Cette belle se trouva transportée dans un lieu enchanté avec un jeune homme d’une taille noble, dont le visage ressemblait à l’astre, etc. »